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Geronimo

De Geronimo, le dernier film de Tony Gatlif, présenté hors compétition à Cannes cette année, il a été écrit qu’il serait une énième version d’un Roméo et Juliette, un West Side Story à la sauce gitano-turque. Une sauce, épicée et épaisse, sur fond de cité délabrée, d’exclusion et d’une enfance en danger (le tout suggéré avec subtilité).

La trame du film, comme la passion de son auteur pour le long métrage de Robert Wise, ramènent à ces histoires d’amours contrariées et de luttes – urbaines - entre bandes rivales. Nil Terzi (Nailia Harzoune), française d’origine turque de seize ans, s’enfuit le jour où la famille célébrait son mariage forcé avec Tarik (Tim Seyfi), un blédard pur sucre. Elle court, en robe de mariée, rejoindre celui quelle aime, Lucky Molina (David Murgia), un gitan de la cité. La course, folle, dangereuse, sonore, file en un long travelling impressionnant qui ouvre le film et vous scotche, d’entrée, comme un coup au foie. Bien sûr, l’honneur, celui des hommes, réveillera les testostérones des belliqueux à commencer par le jeune frère de Nil, Fazil (Rachid Yous). Pourtant, celui qui porte et incarne cette violence communautaire et machiste, semble autant la victime que le grand prêtre inquisiteur de ce qu’il croit être la tradition. Le trouble est réel et la caméra de Tony Gatlif, n’évacue ni les doutes ni les conflits intimes.

Les tourtereaux s’envolent sur une fragile moto qui file en plein vent en direction de la mer. La guerre des clans, des communautés, peut commencer. Gitans versus Turcs. Entre, il y a Geronimo (Céline Sallette), éducatrice de rue qui, tel le colibri de la légende amérindienne remise au goût du jour par Pierre Rabhi, s’épuise à éteindre l’incendie et s’efforce de sauver Nil et Lucky.
Cette trame ne fait pas pour autant de Geronimo un Roméo et Juliette des temps modernes. La perspective du cinéaste semble plus large, tourne le dos à tout réductionnisme qui renverrait cette histoire d’amour à un confortable - parce qu’extérieur - conflit communautaire. C’est de liberté et de droit à vivre qu’il s’agit et ce, dans une société et dans un monde où la violence gronde et menace. La danse macabre du mal se déploie à l’écran, envahissante et assourdissante. L’expérience est physique. Le malaise réel. Sans débauche d’effets spéciaux, sans horde d’hélicoptères vrombissant, sans déversement de litres d’hémoglobine, la magie du cinéma opère pour susciter l’émoi. La peur. Gatlif utilise ses "armes" : la musique (Delphine Mantoulet et Valentin Dahmani) et la danse, hip-hop et flamenco. L’incendie mortifère se propage, assiège et réduit l’havre de liberté et d’amour. Geronimo n’est pas une bébête histoire d’amour transfrontière, mais une métaphore poétique des menaces qui pèsent sur "le désir qui naît en premier et meurt en dernier", selon la formule de l’écrivain Driss Chraïbi, ce désir de vivre qui fonde toute existence. Il n’est pas anodin que les enfants de la cité, pétillants de tendresse et d’insolence, soient de ceux qui aident le couple en danger.

Au milieu, il a Geronimo, un de ces travailleurs sociaux de terrain. Tout terrain même. Indispensable et invisible acteur de la démocratie. Geronimo est une femme. Dans le scénario original ; le rôle devait être interprété par un homme. Grâce à Céline Sallette, Tony Gatlif a remisé son idée, renforçant du coup l’intelligence du film qui évite de repasser le plat froid sur les droits bafoués de la "pauvre" femme musulmane ou renvoyée à cette condition : c’est au nom de l’impasse de la violence et pour la vie que ce démène Geronimo. Pas de danses du ventre donc. Pas de couscous - ou plutôt de kebab ici. Geronimo est aussi fille de l’immigration, héritière de républicains espagnols ayant fui le franquisme. Et le cinéaste-documentariste touche juste sur cette autre réalité humaine des quartiers et des cités. Pour apaiser les brûlures de la peau et d’une âme tourmentée, Geronimo passe sur son visage et sur son corps des glaçons.

Les lignes de fracture, les frontières nées d’un imaginaire rance et étriqué deviennent des guerres menées au nom de l’honneur, de la tradition, de l’authenticité, d’un entre-soi survalorisé. Dans Geronimo, les enjeux et les conflits transcendent les appartenances communautaires ou générationnelles. Fazil n’est pas soutenu par les anciens de sa communauté. Et Kemal (Aksel Ustun), l’autre frère de Nil, s’opposera à Fazil dans un corps à corps fratricide sous une bâche de chantier. L’asphyxie menace tout le monde.
Gatlif ne surfe pas sur les clichés, la bonne conscience et les bons sentiments d’un cinéma qui depuis peu fait son miel du thème de l’immigration, des identités mêlées et autres métissages. Le divertissement et les ambiguïtés de films à succès ne peuvent être confondus avec l’humour du cinéma italien à l’image du sublime Pain et chocolat (1972) signé Franco Brusati. Ce qui distingue le rire adipeux de l’humour dissolvant, tient peut-être à la place laissée au tragique comme au souci des plus humbles. C’est ici que l’on retrouve l’auteur d’Indignados (2012), pour le coup shakespearien - comme la presse l’a parfois rappelé. Shakespearien mais surtout indispensable. Geronimo est un film fort, un film "en équipe", porté par l’énergie de la jeunesse, celle des acteurs et celle du réalisateur.
Le casting est proprement magistral. Il y a bien sûr les trois acteurs qui incarnent les trois charges explosives du récit. Céline Sallette, irréprochable dans le don de soi, entre révolte et empathie, tendresse et accablement, force et faiblesse. Rachid Yous, qui brûle d’une violence (auto)destructrice. Nailia Harzoune, incandescente d’émotions, passant de la peur à l’angoisse, partageant avec son complice David Murgia des scènes de passion amoureuse où résonnent des rires jubilatoires. Tous les acteurs de ce film d’exception jouent juste et fort et nombreuses sont les scènes qui ne quittent plus le spectateur. A commencer par ce long travelling du début, cette course entamée non pour fuir les enfermements - de toutes sortes - mais pour faire reculer l’horizon et entendre le cœur, encore vivant, d’une humanité en liberté conditionnelle.

Tess Belkacem

Film français, sorti le 15 octobre 2014
Durée : 1h44min
Réalisé par : Tony Gatlif
Avec : Céline Sallette, Rachid Yous, David Murgia, Nailia Harzoune
Genre : Comédie dramatique , Drame , Musical