Chronique livres

Jadd Hilal, Des ailes au loin

Tunis, Elyzad, 2018, 216 pages, 18,50 €

La sélection du prix littéraire de la Porte Dorée porte cette année sur six romans parus en 2018 et montre la grande vitalité de cette littérature de langue française portant sur l’immigration et l’exil. Certains auteurs sont déjà reconnus (Philippe Claudel, David Diop, Laurent Gaudé) et primés, d’autres confirment d’heureuses découvertes, même s’ils n’en sont pas à leur premier roman (Gauz, déjà chroniqué pour Camarade Papa, éd. Nouvel Atilla et Omar Benlaâla) ou bien proposent un premier roman (Jadd Hilal). Ils nous offrent des univers ancrés dans l’histoire coloniale, celle des filiations ou dans l’actualité des migrations, maniant des veines aussi diverses que l’épopée mythologique, le cri des tranchées, les récits biographiques mêlés à la fiction, l’énigme policière, etc. Une sélection forte à lire sans réserve pour comprendre les drames de l’exil portés par une langue littéraire de grande valeur.

 

[Texte intégral]

Coordinatrice du prix littéraire

C’est le roman de quatre femmes d’origine palestinienne : Naïma, Ema, Dara et Lila, sur trois générations, respectivement grand-mère, mère, sœur et nièce. Jadd Hilal signe un premier roman sur la famille et l’exil au féminin. À partir de Haïfa, dont est originaire la grand-mère, et qui est le point de départ de vies d’exil jusqu’en Europe, ces quatre femmes nous accompagnent dans la découverte d’un contexte géopolitique très complexe et peu abordé dans la littérature de langue française. Haïfa, puis Shefa Amr, Baalbek, et Damas… « ce n’était pas Baalbek mais un campement près de Baalbek ».

Le roman met en scène des générations de femmes à travers les violences qui leur sont faites par les hommes et par les guerres. « Mon père était dur avec tout le monde » explique Naïma. Mais un schéma de répétition s’installe et Jahid, son mari, ne fait pas mieux. « Mon mari me soumettait, il me soumettait à tout », jusqu’au choix du nom de leur fille, Ema. « Ton prénom vient d’une femme avec qui ton père a eu une liaison avant moi. Ma mère. Aucun tact. La femme s’appelait Ema. » Mariée à 12 ans, Naïma ironise : « J’avais 12 ans, il en avait 21. Un cas classique d’inversion numérique. » Jahid non plus ne voulait pas de ce mariage mais c’est le début de violences subies et tues : « Une nouvelle fois, j’ai été sauvée de l’anéantissement par une naissance » dit Naïma, après la naissance du seul garçon qu’elle eut avec Jahid.

La violence des hommes est double, elle sévit dans le cercle familial, mais également dans le cadre plus général de la guerre. L’exil subi engendre des situations inextricables : « Carte d’identité. – La carte d’identité ? Vous voyez que je l’ai ? – Je suis palestinienne. » Les registres ont été brûlés pendant la guerre. Être apatride n’est pas un choix. « Écoute Naïma, moi je vis en Syrie mais je suis née en Palestine, j’ai grandi là-bas, tu crois que j’aurais pas préféré y faire ma vie ? » s’interroge Basilah, la cousine. Les personnages se questionnent sans cesse sur leurs liens avec les territoires : « De même que Rashad a dû abandonner sa lutte contre Tsahal pour son nouveau mari, moi, j’ai dû quitter mon pays pour mes enfants. Le Liban, c’est aujourd’hui encore une émotion impossible à retrouver (…). »

L’écriture du roman privilégie un style sobre et laisse la place aux personnages dont les vies se déploient, s’imbriquent et se complètent. Les schémas se répètent de mère en fille : fuir le mari, fuir un pays en guerre… Ce ton original et tendre confère au roman un caractère lumineux, malgré la gravité des situations, car il parle de liberté : « C’est là que j’ai fait mes premiers pas de liberté, au Liban, pas face aux autres mais face à moi. » Le style paraît simple, mais il permet aux voix féminines de pleinement exprimer une solidarité et un amour indéfectibles qui lient ces femmes : « Que ma vie n’était pas si différente de celle de ma mère, qu’elle était elle aussi une vie de tiraillement entre la légèreté libanaise d’un côté et la responsabilité franco-suisse de l’autre, entre l’insouciance de l’enfance et la maternité de l’âge adulte. De tiraillement entre ces deux âges qui, au lieu de se succéder, se déchiraient, toute la vie durant. »

Le roman aurait pu éclairer davantage le contexte politico-historique occulté des mobilités et des exils au Proche-Orient, malgré quelques dates qui émaillent le récit et nous font suivre des événements marquants : l’attentat de 1938 à Haïfa par la Haganah, la « guerre civile en Palestine » en 1947, la révolution palestinienne, la guerre au Liban en 1976, puis en 1982, etc.