Article de dossier/point sur

Jeunes en exil

chercheuse en sociologie et enseignante (DynamE, ICM)
chercheuse post-doctorante en sociologie à l’Ehess (CHU Rennes)

« We did it. » Voici le message envoyé mardi 30 juin 2020, à 1 heure 52 du matin, sur une conversation Messenger consacrée aux jeunes exilés à Paris. Ce message est suivi de quelques photos de tentes rouges et noires installées dans le square Jules Ferry près de la place de la République à Paris et du slogan : « Ceci n’est pas une colonie de vacances. »

Quelques semaines après la fin du premier confinement dû à l’épidémie de la Covid-19 et quelques jours avant les vacances d’été, dans la nuit du lundi 29 au mardi 30 juin 2020, cinq associations (le Comède, Utopia 56, Médecins sans frontières, les Midis du Mie et la Timmy) ont installé un campement de rue pour quelques dizaines de mineurs étrangers au cœur de la capitale. Le lendemain matin, elles expliquent leur geste dans un communiqué de presse publié sur leurs pages Facebook : ensemble, elles « interpellent les conseils départementaux d’Ile-de-France et demandent que soit enfin organisée une prise en charge réelle et systématique des mineurs isolés étrangers ».

Ces dernières années, de plus en plus d’enfants et d’adolescents non accompagnés se sont engagés sur les routes migratoires et sont parvenus en Europe. Cette réalité pose de nouveaux défis aux pays de transit et aux pays d’accueil. En décembre 2019, la Mission mineurs non accompagnés (MMNA) du ministère de la Justice comptabilise 16 760 étrangers de moins de 18 ans et sans représentants légaux sur le territoire français confiés aux services de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) au cours de l’année. Ils étaient 8 054 en 2016 selon cette même instance. Si, depuis 2017, les chiffres semblent se stabiliser sur le territoire national d’après la MMNA, il reste difficile d’estimer le nombre de jeunes étrangers non reconnus mineurs par les instances départementales françaises. Au-delà de quelques estimations produites localement par des associations et des collectifs soutenant ces jeunes, la Direction générale de la cohésion sociale (DGCS) indique qu’en 2016 le taux de reconnaissance de minorité varie selon les départements de 16,6 % à 100 %, sans plus de précision. Cette même année, à Paris, 84 % des jeunes demandant la protection de l’ASE sont rejetés en première instance[1]. S’il n’existe pas de chiffres officiels concernant les recours engagés auprès du juge des enfants suite à ces rejets en première instance, dans certains départements, une part significative des reconnaissances de minorité passent par ce biais. Ainsi, Médecins sans frontières indique dans son rapport « Les mineurs non accompagnés, symbole d’une politique maltraitante » que 55 % des jeunes accompagnés en 2018 au sein de leur accueil de jour à Pantin (93) dans leur recours auprès du juge pour enfants ont fait l’objet d’une mesure d’assistance éducative jusqu’à leur majorité. Précisons qu’en France les jeunes non reconnus mineurs présentant un recours devant la justice ne bénéficient pas, le temps de la procédure, d’une protection de l’ASE et d’une mise à l’abri. Du côté des collectifs et des associations locales, on parle donc aujourd’hui en France de plusieurs milliers de jeunes étrangers à la rue en attente d’être reconnus mineurs.

Pourtant, la France a ratifié en 1989 la Convention internationale relative aux droits de l’enfant, comme d’autres pays européens, en vertu de laquelle tout enfant privé de son milieu familial a droit à une protection et à une aide de l’État, sans considération de nationalité ou d’origine. Tout mineur a donc droit à l’éducation, à la santé, à un logement, quels que soient son statut administratif et sa nationalité. Néanmoins, depuis quelques années, cette convention ne semble plus dicter l’accueil des mineurs étrangers. Sans définition juridique précise de leur statut, les mineurs étrangers se trouvent à un croisement, relevant à la fois de la protection de l’enfance et du droit des étrangers. À l’instar des soupçons prévalant dans le traitement de l’asile en France[2], le mythe de « faux » mineurs « cherchant à profiter du système » ou suffisamment matures pour se débrouiller, au vu du parcours migratoire entrepris, prévaut à l’évaluation de leur droit à une protection par l’ASE. La frontière ténue entre enfance en danger et contrôle migratoire, et les glissements récurrents entre ces deux pôles juridiques soulignent combien ces jeunes restent pensés comme des étrangers avant d’être considérés comme des enfants à protéger. « Scandale de la République », comme le dénoncent de nombreuses associations ainsi que des juristes ou encore le Défenseur des droits (MDE-2016-052), le traitement sociopolitique des mineurs non accompagnés présente en ce sens un ensemble d’enjeux politiques, juridiques, sociologiques, psychologiques et éducatifs que ce numéro vise à éclairer. Pour ce faire, ce dossier met en perspective des travaux de recherche avec les paroles des jeunes migrants, des professionnels et des militants associatifs, ainsi que des productions artistiques et poétiques.

De nombreux termes sont employés pour parler des mineurs étrangers : isolés, seuls, non accompagnés, mais également sans domicile fixe, errants ou encore demandeurs d’asile. Dans son article, Chloé Créoff revient sur les différentes terminologies utilisées, afin de rendre compte des difficultés à identifier, définir, catégoriser et appréhender un public considéré comme assez hétérogène dans sa globalité. Au-delà des enjeux linguistiques, et bien que les mineurs non accompagnés restent peu visibles dans le champ des études migratoires, Daniel Senovilla Hernández interroge l’accélération des travaux autour de ce public, ainsi que les enjeux scientifiques et éthiques relatifs au recueil des témoignages de ces jeunes.

Depuis le Maroc, où elle a rencontré des jeunes d’Afrique subsaharienne en partance pour l’Europe, Amélie Thomas analyse le positionnement et le rôle des MNA dans ce voyage clandestin, tantôt agents, tantôt acteurs de leur émigration. À l’arrivée en France, la présence des mineurs non accompagnés, écartelés entre la figure de migrants à éloigner et celle d’enfants en danger à protéger, suscite un ensemble d’impasses institutionnelles et politiques. Noémie Paté revient en ce sens sur les conditions de l’accès à la protection des mineurs non accompagnés, et plus particulièrement sur les différentes données, objectives et subjectives, entrant en jeu dans les processus d’évaluation. Julien Long analyse quant à lui l’expérience migratoire narrée par ces jeunes isolés comme un chevauchement entre processus migratoire et trajectoire adolescente : une expérience vécue comme une transition statutaire permettant de « grandir par l’exil ». En contrepoint de ces contributions scientifiques, Falmarès Bangoura, jeune poète et auteur de la série de recueils Soulagements, présente deux poèmes issus de sa propre expérience de l’exil.

Plongés dans des situations d’urgence, les jeunes non reconnus mineurs bénéficient du soutien de la société civile palliant aux manquements des autorités compétentes. Dans sa chronique du quotidien au sein de l’accueil Pausa à Bayonne, Lydie Déaux décrit la manière dont les jeunes s’approprient la durée de dispositifs initialement transitoires. Si le visage de la solidarité est aujourd’hui largement celui des citoyens engagés dans l’accueil des jeunes, les professionnels de la protection de l’enfance témoignent également dans leurs missions quotidiennes d’actes de solidarité à l’égard de ce public. En effet, la situation des mineurs non accompagnés interroge les conditions de travail et la délimitation des missions des professionnels prenant en charge ces jeunes dont le profil a changé au fil du temps. C’est à ce titre que deux éducateurs dialoguent autour des évolutions de leur métier : Kévin, éducateur de rue dans une association spécialisée dans l’accueil et l’accompagnement des mineurs délinquants et victimes de traite des êtres humains, et Carine, éducatrice au tribunal pour enfants de Paris. Depuis sa position de psychanalyste, Armando Cote montre comment l’expérience de l’errance et de l’exil, propres aux expériences universelles de l’adolescence, prend des formes particulières chez les adolescents qui ont subi des traumatismes liés à la violence politique. Il interroge en ce sens les enjeux du suivi psychologique de ces jeunes.

Le parcours de combattant de ces jeunes ne finit pas à leurs 18 ans. En effet, devenir majeur replonge ces derniers dans l’incertitude de la régularisation et, pour nombre d’entre eux, grandir revient donc à (re)devenir hors la loi. Dans son documentaire Exils adolescents, Antoine Dubos, réalisateur, retrace le parcours difficile de jeunes reconnus mineurs au moment de leur passage à l’âge adulte.

La majorité des illusrations du dossier sont réalisées par la photographe Rose Lecat (ses travaux autour des jeunes sont présentés sur www.roselecat.com). D'autres illustrations présentes au fil du dossier sont extraites, d’une part, des photographies du projet STOP KIDing de Géraldine Aresteanu et, d’autre part, des productions artistiques de jeunes migrants accompagnés et hébergés par le Centre Bernanos à Strasbourg. Photographe franco-roumaine, Géraldine Aresteanu photographie ensemble de jeunes étrangers isolés et les particuliers qui font le choix de les héberger chez eux. Depuis l’hiver 2016, le Centre Bernanos, lieu de rencontre de l’aumônerie universitaire catholique de Strasbourg, héberge une trentaine de jeunes migrants qui vivaient jusqu’alors dans la rue en attente de reconnaissance de leur minorité. Accompagnés par un groupe d’illustratrices, ces jeunes de 15 à 18 ans ont conçu des sérigraphies illustrant chaque mois de l’année afin de créer un calendrier collectif, production présentée en partie dans ce numéro. Pour terminer sur une touche d’espoir, le groupe local de la Cimade de Vannes en Bretagne présente le résultat d’un projet d’art de rue co-conçu avec un groupe de jeunes mineurs du Centre de formation pour adultes (CFA) de la ville et un collectif d’artistes, Des gens déjantés, autour de la thématique des résistances, à l’occasion de l’édition 2019 du festival Migrant’scène.


[1] Avis n° 276 présenté à l’Assemblée nationale par Delphine Bagarry au nom de la commission des affaires sociales sur le projet de loi de finances pour 2018.

[2] Karen Akoka, L’asile et l’exil. Une histoire de la distinction réfugiés/migrants, Paris, La Découverte, 2020.

Mots clés
enfance
routes migratoires