Chronique cinéma

A land Imagined/Les étendues imaginaires

Film Singapour, Pays-Bas, France, 2018, de Yeo Siew Hua

[Texte intégral]

Journaliste

Le dernier long métrage inclassable du jeune réalisateur Yeo Siew Hua a fait beaucoup parler de lui en repartant de la dernière édition du Festival de Locarno avec le Léopard d’Or. C’est, en effet, le premier film singapourien à remporter cette récompense. Il semblerait qu’une nouvelle vague de cinéastes prometteurs agite le monotone et insipide paysage cinématographique local en signant des œuvres brillantes et engagées comme le fut en 2016 le magistral Apprentice de Boo Junfeng ou, tout récemment, le poignant documentaire Shirkers de Sandi Tan diffusé sur Netflix. Les étendues imaginaires sortira dans les salles parisiennes le 9 mars prochain.

Lok, un commissaire insomniaque proche de la retraite, enquête sur la disparition de Wang, un ouvrier immigré Chinois d’un chantier d’aménagement du littoral. Cette enquête le mène vers un cybercafé et Mendy, sa tenancière.

Derrière les façades clinquantes des buildings flambants neufs se cache à Singapour une réalité beaucoup moins reluisante. Pour continuer de s’étendre artificiellement sur la mer, la prospère cité-État a besoin de main-d’œuvre bon marché. Ils sont Bangladeshis, Chinois, Sri Lankais, Indiens et viennent chaque année travailler sur ces chantiers où ils découvrent des conditions de travail inhumaines. Les étendues imaginaires dénonce subtilement l’exploitation de ces hommes par des entreprises locales. Le film s’ouvre ainsi sur un drame social à la Ken Loach. La caméra suit un homme qui grimpe avec un porte-voix sur une grue de chantier. Mais l’anecdote s’arrête là. On apprendra plus tard qu’un ouvrier avait tenté de s’insurger sans succès face au traitement qui lui était fait.

Du drame social on bascule vers le film policier. Lok et son coéquipier mènent l’enquête sur le terrain. Que peuvent cacher ces tonnes de sable en provenance des pays voisins déchargées chaque jour sur ces sites ? On entre dans la cruelle réalité de ces milliers de travailleurs précaires. Yeo Siew Hua dépeint avec une grande acuité leur quotidien qu’il a partagé durant plusieurs semaines. Et puis on plonge dans le brumeux subconscient de Lok. Dans un long flashback, on découvre l’histoire de Wang. Blessé au chantier, ce dernier vit dans l’angoisse d’être expulsé. Ses insomnies (lui aussi ne parvient plus à trouver le sommeil) et sa profonde solitude le mènent vers la lumière blafarde des néons verdâtres du cybercafé de Mendy où se rejoignent des gamers et autres âmes esseulées. La photographie envoûtante d’Hideho Urata nous plonge dans la moiteur nocturne des nuits singapouriennes pour une méditation surréaliste. Yeo Siew Hua brouille les pistes. En faisant s’enchevêtrer les genres cinématographiques, il nous emmène avec dextérité vers des étendues imaginaires insoupçonnables tout en dénonçant avec violence cet esclavagisme moderne.