Champs libres : livres

Samira El Ayachi, Les femmes sont occupées

La Tour-d’Aigues, éd. de L’Aube, 2019, 248 pages, 20 euros

Samira El Ayachi, lensoise de naissance, lilloise d’adoption, publie ici son troisième roman. Elle y met en scène une narratrice anonyme, une mère dite « célibataire », abandonnée par son ex, dès la naissance de « Petit Chose ». Le géniteur de mari s’est esbigné fissa, parti courir d’autres jupons. Madame reste, ne quitte pas le navire. À elle d’assumer les multiples tâches, fonctions et identités : femme, seule, abandonnée, sans le sou ou presque, thésarde, actrice et metteuse en scène de théâtre. Ce dernier point, par les temps qui courent, lui vaut les sarcasmes de la conseillère du bureau d’aide sociale : « il faut être pragmatique », accepter n’importe quel petit boulot sous-payé faute de quoi la sanction tombe : « En fait vous ne voulez pas vous en sortir. » Et maintenant, voici notre héroïne embarquée dans l’aventure « maternité » ! Cela fait beaucoup pour une seule vie, cela fait beaucoup pour une femme. Occupée. Bien trop occupée. Débordée même. Il faut faire face. Pas le choix. Rester debout. Assumer : répétitions, mise en scène, équipe, budget et administration, com’, mais aussi les courses, une déclaration de perte de papiers, les cours à la fac, les ateliers théâtre, la garderie à trouver, la thèse à rendre, etc. « Ça c’est pour le jour. Quand la nuit s’amène, c’est le trou. Apocalypse baby»

Samira El Ayachi décrit, par le menu, les différents stades de cette nouvelle vie, apprendre à se débrouiller, seule, essuyer le regard des autres, douter de ses capacités, « constamment », jusqu’à se rendre compte « à quel point ton intelligence est infectée par des idées toutes faites ». Tout y passe jusqu’aux différentes étapes de son état mental depuis « l’impression d’être orpheline (comme “Petit chose”) », de se sentir « seule, sale, finie », « quand le monde continue de tourner, ses copines continuent de vivre, de fumer, de boire, de jouir de la vie », jusqu’à s’efforcer que « personne ne remarque. Le changement. […] La nouvelle configuration » histoire d’éviter « le regard d’apitoiement », en passant par la « culpabilité ancestrale – cette idiote » qui la fait devenir « complètement chèvre ».

En ce moment, les hommes chez certaines auteures passent un sale quart d’heure. Ceux qui, en particulier, n’assument même pas leurs responsabilités de père. Il y a peu, Faïza Guène avait donné un roman particulièrement vif sur le sujet. Samira El Ayachi ressert le couvert. Une littérature féministe, une littérature de salut public qui dénonce les doxas, les images et les normes ingérées ad libitum, les contradictions de la société qui enserrent l’être et le corps des femmes dans des comportements, des attitudes, des devoirs, des activités, etc. Malgré la discourite ambiante, la société refourgue à madame la responsabilité d’assumer les rejetons : difficile, voire impossible, de contester la figure séculaire de la maternité. Ce n’est pas pour rien que 85 % des familles dites « monoparentales » sont composées de mère. La justice ? « La justice est un homme. » La société itou : « Tu es à la merci des horloges des hommes. Le temps des dehors fonctionne à la testostérone. D’ailleurs, ton corps a pris les devants. Court-circuité le cours des choses. Étonnante adaptabilité darwinienne. Une fois descendue dans la jungle, la mère célibataire devient une animale comme les hommes. Tu n’as même plus tes règles. »

L’héroïne est donc anonyme. Cela garantit de ne pas l’isoler, de ne pas plaquer sur elle des a priori et des clichés. Puisque tu ignores qui je suis, semble dire l’auteure à son lecteur, tu t’intéresseras à la femme, l’individu dépouillé de toute appartenance. Samira El Ayachi emporte son lecteur du début à la fin. La phrase est courte, vive, nerveuse, saccadée à l’image du quotidien de cette anonyme « occupée ». Le ton n’est jamais larmoyant. Plutôt distant. Pugnace. Il vaut mieux si l’on veut changer les choses. À tout le moins quelques mentalités.

Journaliste.