Chronique livres

Sébastien Balibar, Savant cherche refuge. Comment les grands noms de la science ont survécu à la Seconde Guerre mondiale

Paris, Odile Jacob, 2019, 256 pages, 23,90 €

[Texte intégral]

Journaliste

Le physicien Sébastien Balibar embarque le lecteur pour un double voyage : celui autour de la figure de Laszlo Tisza, un savant hongrois qui a voulu défendre la France en 1940 et est devenu américain, et celui autour des découvertes de la superfluidité de l’hélium et de la bombe atomique et du nucléaire civil – que l’auteur a l’élégance de rendre accessibles aux béotiens. Dans l’avion qui le conduit aux États-Unis pour une conférence organisée à l’occasion du centième anniversaire de Laszlo Tisza, le 7 juillet 2007, il peaufine son intervention. On découvre alors le destin de ces savants, réfugiés, fuyant les persécutions nazies et l’antisémitisme, qui allaient contribuer à modifier la face du monde. Impossible de tous les nommer. Pourtant, la mémoire contemporaine, comme le sens de l’Histoire, méritent que ces noms et ces trajectoires soient connus de tous. Citons tout de même : Fritz London et son frère Heinz, Edward Teller, Richard Courant, Theodor von Karman, Paul Ehrenfest, Eugène Wigner, Walter Heitler, Max Born, Rudolf Peierls, John von Neumann, Lise Meitner, Hans Bethe, Enrico Fermi, Léo Szilárd, sans oublier Schrödinger, Einstein et tant d’autres. Plusieurs aspects de cette histoire entrent en résonance avec l’actualité.

Il y a d’abord le parcours, le quotidien des réfugiés fuyant une mort certaine et cette interrogation restée sans réponse : d’où vient cette énergie qui permet à des hommes et des femmes persécutés qui se débattent dans des conditions d’existence précaires, l’esprit tourmenté par ceux qu’ils ont été obligés de laisser derrière eux et incertains quant à l’avenir, d’où leur vient cette puissance de travail, cette capacité à mener des travaux de recherche ?

Sébastien Balibar souligne ensuite la fidélité de ces réfugiés à leur pays d’accueil, même si ce dernier eut souvent de quoi rafraîchir les mieux disposés. Il est préférable de rappeler le cercle des solidarités et des amitiés plutôt que la frilosité des politiques et le corporatisme des universitaires. Il faut saluer ceux qui, en France, aidèrent ces réfugiés : Jean Perrin, Paul Langevin, Edmond Bauer, Émile Borel, Henri Laugier, Frédéric et Irène Joliot-Curie ou encore l’infatigable et courageux Louis Rapkine, biologiste, lui-même né en Biélorussie, sans oublier Jean Zay. Et puisque par les (sales) temps qui courent, certains se piquent de réhabiliter Pétain ou de durcir le droit d’asile, les pages consacrées aux politiques xénophobes de Pétain et avant lui de Daladier, comme celles sur les camps d’internement réservés à ces « ressortissants de pays ennemis » ou ces « étrangers indésirables », rétablissent, opportunément, quelques vérités.

Pourtant, ces réfugiés furent des « lanceurs d’alerte », mettant en garde contre les menaces nazies – voir la lettre d’Einstein au président Roosevelt en août 1939. Mieux, leur participation à la construction de la bombe atomique fut « majeure » et ce quel que soit « le sentiment de culpabilité collectif » dont parlera Einstein, quels que soient les regards rétrospectifs sur cet épisode, et sans évoquer les prises de position, dès 1945 (Léo Szilárd) ou 1946 (Comité d’urgence des scientifiques atomistes), contre les essais nucléaires et la course aux armements.

Autre enseignement : la suprématie des alliés sur la recherche allemande doit beaucoup aux réfugiés, souvent eux-mêmes d’origine allemande. « La science allemande brillait dans toutes ses capitales régionales. Mais le nazisme allait la ravager. » Populisme et totalitarisme ne font pas bon ménage avec l’esprit et l’intelligence. Cela est vrai quand émerge un mouvement politique qui fustige les élites intellectuelles du pays, cela se vérifie ex post, le fascisme laissant derrière lui un désert culturel et scientifique.

Enfin, attirant l’attention sur cette « actualité de plus en plus criante », l’accueil des savants réfugiés, Sébastien Balibar évoque le Programme d’aide à l’accueil en urgence des scientifiques en exil (Pause) dont il est un des animateurs et qui vise à aider cent chercheurs étrangers par an.