Chronique livres

Yahia Belaskri, Le Livre d’Amray

Paris, Zulma, 2018, 144 pages, 16,50 €

Depuis 2008, Yahia Belaskri s’affirme comme un écrivain de premier plan. Ce roman, qui rassemble bien des thèmes qui constituent l’univers littéraire, l’imaginaire poétique, la singularité de cet auteur, vient le confirmer, s’il en était besoin. Amray naît dans un pays en guerre. Mais, la paix revenue, le gamin découvre que ses copains, Shlomo et Paquito, ont disparu. Il ne se consolera pas d’un autre départ, d’une autre fuite, celle d’Octavia. Plus tard, Manon, professeur dévouée, jugée « néfastes pour nos constantes », sera virée. Par les livres, l’amitié, l’amour, Amray apprenait à embrasser le monde, quand le pays, lui, se refermait, jusqu’à emprisonner son peuple, « que ne m’a-t-on dit pour me faire croire que j’étais un homme libre ? » Ce livre raconte une « défaite », celle d’Amray et de ceux qui lui ressemblent, dans un pays qui attend encore « les noces du soleil et de la mer ».

Il ne faut pas se laisser abuser par la chaleur de cet homme au regard bienveillant. Il est capable de colères. Contre l’injustice. Contre les pouvoirs, en kamis ou en treillis. Les poètes sont « une race irritable » et les vers de Sénac, de Hamid Skif et autres cités dans ce roman, ne démentiront pas Baudelaire. Pire ! Les mots des poètes sont dangereux : à l’école, Amray puise dans ses lectures « les mots, les signes qui me feront oublier les barbelés », plus tard, ils alimenteront sa « rage ». « Race irritable » ! Aussi mieux vaut ne pas trop asticoter cette plume sensible, charnelle, douce, capable de décocher quelques flèches assassines en direction des « imposteurs », et des « charlatans » : « Faut-il déblayer les ruines afin qu’elles rendent les rires ensevelis ? »

L’œuvre de Belaskri reste marqué par son attention (sa fidélité) aux humbles, aux dominés, au sort fait aux femmes, aux victimes du racisme : juifs ou espagnols d’Algérie, pieds-noirs ou immigrés de France. Aux relations franco-algériennes. L’univers de ce fils d’Oran (comme Djemaï ou Daoud) est l’histoire métissée de son pays, sa mémoire lointaine où s’entremêlent les influences et les trajectoires, ses figures (Augustin le chrétien, Kahina la païenne, Abdelkader le musulman) vers qui il faut se tourner pour retrouver le cours d’un fleuve détourné. « Je ne vous cèderai rien de mes ancêtres » dit Amray. Et l’on peut honorer un père de l’église, une résistante berbère, un émir soufi, si ce n’est en païen, du moins en adorateur de la vie, en célébrant l’immanence et ce, sans appel ! sans vaines espérances et surtout pas celles agitées par les « nouveaux maîtres des deux mondes » : « Je ne désire rien qu’une certaine sensation à mes tempes et dans mon ventre, ce fourmillement qui prend racine au bout des orteils avant d’inonder tout le corps, l’émerveillement du jour qui naît, l’enveloppe de la nuit sur mes songes » écrit, dans une veine inspirée par Driss Chraïbi, Amray qui ne souhaite qu’être un homme, fragile, faillible, pêcheur même qui « jamais [ne renonce] à son humanité » malgré ces « assassins » pour qui n’existent qu’une vérité, « la leur ».

« Je suis vivant / vous avez sous estimez l’amour » leur lance Amray. L’amour ! Toujours subversif. Et quoi de plus subversif que cet amour d’une mère pour son fils : « chez toi, c’est là-bas » ! L’exil, par la mère encouragé, n’est pas une fuite, mais la preuve de l’échec des « imposteurs », le sismographe d’un cœur qui continue de battre et qu’il faut préserver. L’exil est cette « brûlure » qui se loge jusque dans les mots « qui sauvent » et qui restaurent (« Tu sais ce qui me ferait plaisir ? demande Octavia à Amray, que tu me fasses vivre dans tes mots »).

Par souci d’universalité, pour ne pas emprisonner le roman et l’auteur, pour déjouer quelques travers de la critique, le pays d’Amray n’est pas nommé. Certes, il s’agit de l’Algérie – et d’autres ! – mais, l’universalité du propos est telle que sa pertinence se mesure aussi à l’aune des crispations françaises.

Journaliste.