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Le pays des lève-tôt

Ce pays des lève-tôt est celui des demandeurs d’asile dans le land de Saxe-Anhalt, en Allemagne. Pour un projet de bande dessinée, Paula Bulling décide d’aller à leur rencontre et de visiter quelques Zast (Zentrale Aufnahmestelle) l’équivalent des CADA en France, les centres d’accueil pour demandeurs d’asile.

La dessinatrice esquisse ici celui de Harbke au mur d’enceinte souillé d’un svastika nazi, celui de Bernbourg cerné d’un haut grillage ou celui de Möhlau, le foyer où vit Farid. Ces centres pour demandeurs d’asile relèvent de l’univers carcéral et traduisent le niveau où l’Allemagne (pourtant accueillante), l’Europe en général, placent le curseur sur l’échelle de l’hospitalité : tourniquet d’accès, grilles de protection, caméra, barrière, guérite… Ce sont là autant de prisons perdues au fin fond de nulle part. Un endroit "déprimant", "une prison qui ne dit pas son nom" où l’on peut "devenir fou" dit Aziz. A travers quelques figures, Paula Bulling décrit le quotidien, les attentes et les désillusions d’hommes et de femmes relégués. Il leur est impossible de sortir sans autorisation. Ils sont tenus de respecter une obligation de résidence, une loi qui interdit aux demandeurs d’asile de s’aventurer au-delà d’une zone limitée autour du foyer. Et pour ceux qui obtiennent le sésame, il leur faut encore récupérer des titres de transport et gagner, à pied, dans la boue par temps humide, la première gare située à plus d’une heure de marche.

"C’est bien que les Allemands voient à quoi ressemble la vie ici. Je pense que ça peut beaucoup aider" confie un résidant à la dessinatrice. Pourtant, dans une manif de sans papiers, lorsque l’auteure évoque son projet à un ami, ce dernier l’accuse de reproduire un "schéma classique", colonial : "des filles blanches qui font des films sur les pauvres réfugiés noirs", une dessinatrice qui crée "des images blanches sur des personnes noires" où "celui qui n’est pas blanc décrit mais (…) ne prend pas la parole". D’où ce souci de laisser parler les principaux intéressés - y compris en mooré -, d’être à l’écoute, de porter, en dessins, un quotidien et des émotions inconnus ou méconnus au dehors de ces bâtisses qui marquent la limite d’une pourtant commune humanité.
Le pays des lève-tôt est un documentaire ou un reportage sur l’exclusion, physique et symbolique, des demandeurs d’asile, le racisme d’Etat et les violences que subissent les étrangers en Allemagne. Paula Bulling montrer aussi la persistance des préjugés : Gare de Raguhn, pour un Allemand, photographe de son état, un Malien ne parle pas français, ou alors un français "primitif", une sorte de petit-nègre… Quant à être capable de s’exprimer en langue allemande…

L’album rafraîchie les mémoires, rappelant le supplice d’Oury Jalloh, ce demandeur d’asile sierra léonais retrouver mort dans sa cellule incendiée, les mains et les pieds attachés à son matelas. On y relate aussi la fin tragique d’Azad Hadji dont le corps brûlé vif fut déposé devant le foyer de Möhlau, une nuit où un kebab partait en fumée à Rosslau, vingt-cinq kilomètres plus loin. Y avait-il un lien entre les deux affaires ? Oui, mais pour cela il faudrait écouter les résidents du foyer, comprendre que le plus important est ce que dit Farid : "tu sais ce qui me dégoûte le plus, c’est que tout le monde s’en fout que quelqu’un crève ici". Oui, par conviction ou indifférence, l’humanité semble bien s’arrêter au pied de ces foyers ou centres "d’accueil". D’où l’importance de cet album, un brin militant certes, aux traits bruts, épais, mais dont les dessins en noir et blanc, les planches sombres, bougrement efficaces pour le coup, laissent au fond de la gorge un goût amer, mélange de malaise et d’impuissance.

Mustapha Harzoune

Paula Bulling, Le pays des lève-tôt, édition L’Agrume, 2014, 127 pages, 20€