La sélection 2016 du Prix littéraire de la Porte Dorée

Le Prix littéraire de la Porte Dorée récompense un roman ou un récit écrit en français traitant du thème de l’exil. Pour la 7e édition, onze titres ont été présélectionnés.

Mektouba, Karima Berger (Albin Michel)

El Hadj Ben Amar vit à Alger dans une belle demeure, Mektouba. "Exilé de ses enfants", il ne décolère pas depuis qu’ils l’ont prié de leur faire connaître ses dernières volontés. Cette sorte de Père Goriot algérien, qui a pour réconfort le Coran, la calligraphie, son jardin et une bande de petits orphelins, va commencer à écrire ses Mémoires à bâtons rompus. "Quand on dit Mémoires, j’entends ‘mes morts’ ", écrit-il, des histoires mortes, alors que la vie sourd en moi, violemment, ardente et tournée vers l’inconnu. » Il évoque pourtant son enfance et son grand amour, Dalila. Son pays aussi, dont l’inertie et la corruption le désespèrent : "Tout n’est que choses abîmées, négligées, méprisées, l’Algérie ne s’aime pas."  Lui qui a "parcouru la grande houle du siècle" s’interroge sur ce qu’il a transmis aux siens. C’est souvent âpre, sans concessions. Mais aussi plein d’amour et de rage de vivre.

Le silence de mon père, Doan Bui (L’Iconoclaste)

"Je ne sais rien de la blessure de mon père, arraché de son pays natal." Quand Doan Bui fait ce constat, il est trop tard. Son père "navigue en aphasie" à la suite d’un AVC et ses questions jamais posées se heurtent à un mur du silence. Elle ne s’est jamais intéressée à l’histoire du Vietnam. Un jour, pourtant, elle a besoin de partir sur les traces de son père en procédant comme pour n’importe quel article : grand reporter à L’Obs, elle a interviewé tant de migrants. Elle décide d’aller interroger ses proches, de la diaspora et du Vietnam. Ce n’est pas gagné : "Ma mère, écrit-elle, est d’une génération et d’une culture où l’on ne parle pas. Parler, c’est perdre la face." Les langues peu à peu se délient. Du Mans à Hanoi en passant par la préfecture de Paris où on la prend pour "une Chinoise sans papiers parquée dans un appartement ravioli", elle rassemble des bribes d’histoires, découvre des secrets. Une enquête intime, souvent drôle, menée au cœur de "la minorité la plus invisible des minorités visibles".

L’autre Joseph, Kéthévane Davrichewy (Sabine Wespieser)

Nés à Gori en Géorgie à la fin du XIXe siècle, compagnons de jeux et de bagarres, deux enfants prénommés Joseph se ressemblent tellement que le bruit court qu’ils seraient demi-frères. Tous deux se passionnent pour les légendes, les bandits caucasiens, les histoires bibliques. Le plus jeune est le fils du préfet de Gori, et l’arrière-grand-père paternel de l’auteure. L’aîné, celui que le monde entier connaîtra bientôt sous le nom de Staline. Les deux garçons découvrent les idées révolutionnaires en allant faire leurs études à Tiflis et s’engagent avec ferveur dans les luttes nationalistes des années 1905. Mais leurs destins divergent ensuite. "L’autre Joseph" part pour la France et y mène une vie aventureuse comme pilote de l’aviation française pendant la Première Guerre, puis comme résistant pendant la Seconde, enfin comme espion. Est-ce par peur de Staline qu’il n’est jamais retourné en Géorgie ? Le personnage reste auréolé de mystère. Ce récit des origines est aussi un bel hommage au père disparu de l’auteure, un chemin pour se rapprocher de lui.

Popa Singer, René Depestre (Zulma)

Après plus de dix ans de vagabondage, le poète Dick Denizian (le double de l’auteur) retrouve son pays, Haïti, au moment où le pouvoir Duvalier se met en place. Quelques mois après son arrivée, en mars 1958, Papa Doc lui envoie une limousine : il "souhaite ‘bavarder librement’ " avec lui. Au Palais, le "Führer noir" lui expose sa volonté d’ "édifier un pays ethniquement pur (…) nettoyé de toute impureté blanche comme de toute flétrissure mulâtre". Il lui propose un poste et l’invite à dîner. Le poète refuse tout. Les représailles ne tardent pas, avec une "battue aux ouvrages ‘suspects’ " de sa bibliothèque. Toute la famille fait front autour de la mère, alias Popa Singer – "maman-bobine de fil" qui a élevé seule ses cinq enfants grâce à sa machine à coudre. Depestre révèle le "carnaval meurtrier" du régime dans une langue bariolée, mêlant verbe en transe et humour ravageur.

Nous dînerons en français, Albena Dimitrova (Galaade)

A la fin des années 80, Alba, 17 ans, est admise dans un hôpital réservé aux dignitaires communistes : elle souffre d’une paralysie fulgurante de la jambe qui intrigue le corps médical. Là, elle rencontre Guéo, un membre du Politburo bulgare âgé de 55 ans, qui rédige un rapport sur la nécessité de changer le système. Il en revendique pourtant avec fierté les victoires :  "Il n’y a plus un gosse dans ce pays qui pousse sans savoir lire et écrire, sans être vacciné, logé, nourri. (…) On a mis un sacré coup dans la gueule de la fatalité." Entre eux va naître une grande complicité, qui se transformera bientôt en valse amoureuse et sensuelle de Sofia à Varna, dans la fébrilité des "dernières années du communisme asséché". Quand l’étau se resserre autour de Guéo, Alba émigre à Paris, où elle pose un regard étonné sur "la jeunesse des facultés (qui) sniffait l’errance de la prospérité". Albena Dimitrova écrit "en français des histoires vécues en bulgare". "J’en ai gardé l’accent", précise-t-elle. Ce qui donne une langue charnelle, pleine de vitalité. Et un roman aussi poétique que politique.

Comme la nuit se fait lorsque le jour s’en va, Libar M. Fofana (« Continents noirs », Gallimard)

Ce roman est un ample diptyque dont le seul lien est Malick, un beau jeune homme qui gagne sa vie notamment en vendant ses charmes. La première partie, "Khady", se passe en Guinée. Violence et misère dans la capitale, où Bouya arrache sa petite sœur nourrisson à la cupidité des autres mendiants après la mort de sa mère. Archaïsmes et coutumes dans les villages : à Tèkoya, Seydou donne sa fille Khady en mariage à un vieil homme, au lieu de lui céder un lopin de terre. La deuxième partie se passe à Marseille. Malick réalise enfin son rêve d’exil, mais son épouse exige de l’accompagner, sa dot ayant payé le voyage. Une première déconvenue suivie de bien d’autres, la misère étant plus pénible quand elle côtoie l’opulence. Les hommes oscillent entre appât du gain, solidarité et trahison, soumission et révolte par rapport à la tradition. Les femmes sont sacrifiées. Fofana questionne aussi la représentation de l’homme noir et de l’Afrique en France.

Au moins il ne pleut pas, Paula Jacques (Stock)

En 1959, deux orphelins venus d’Egypte, Solly et Lola Sasson, débarquent dans le port de Haïfa. De peur d’être séparés, ils s’enfuient du camp d’hébergement de l’Agence juive, avec pour seul talisman l’adresse qu’un jeune homme, Georgie, leur a donnée sur le quai. Ils trouvent refuge chez deux femmes étranges, à Wadi Salib, un quartier populaire "sordide et magnifique". Solly n’a que 14 ans mais, sous la houlette de Georgie, il se lance avec fougue dans des affaires louches. Sa sœur, "perdue sur la planète de ses romans", est très intriguée par ses logeuses. Magda la bavarde et Ruthie la silencieuse sont deux rescapées des camps et on se méfie alors des survivants de la Shoah. Paula Jacques restitue bien le climat de suspicion qui régnait à l’époque où Eichmann fut appréhendé par le Mossad. Elle rappelle aussi qu’Israël n’était pas un "pays ruisselant de lait et de miel" pour les juifs orientaux méprisés par le gouvernement ashkénaze de Ben Gourion. Mais ce qui l’emporte dans ce roman, c’est l’élan vital, la nécessité d’aller de l’avant.

Kidnapping, Gaspard Kœnig (Grasset)

En arrivant en Angleterre, la jeune infirmière roumaine Ruxandra devient Roxy, la nanny de George, rejeton d’un couple londonien vivant dans le quartier cossu de Primrose Hill. Roxy s’attache à cet enfant mais déteste sa patronne, une belle Croate qui tire ses principes éducatifs de théories livresques, entre longues absences et gâteries impulsives. Quant à son patron, héritier de la gentry et senior banker à la Banque européenne, il est surtout préoccupé par sa carrière. Un projet d’autoroute roumaine, baptisée "autoroute des monastères" pour mieux vendre le projet, va lui donner l’occasion de monter en grade et de se rapprocher de Roxy. Avec Kœnig, la politique n’est jamais loin, la satire non plus : les technocrates des institutions européennes planifient sans connaître les réalités de terrain et au mépris des peuples. La Roumanie est tiraillée entre tradition, ruralité et modernité. Et les immigrés, même européens, ont bien du mal à trouver une place qui ne soit pas subalterne.

Les bateaux ivres, Jean-Paul Mari (JC Lattès)

Jean-Paul Mari raconte la ténacité et l’audace inouïes de ceux qui se lancent dans une odyssée aux mille périples pour rejoindre l’Europe, piètre Eldorado. Il y a Robiel, un jeune Erythréen mort noyé à Calais après avoir affronté le désert et la mer ; Zachiel, l’imam afghan pourchassé par des talibans parce qu’il prêchait un islam de paix ; Fassi, le gamin de Guinée, qui rêvait de football … "Ces migrants sont sidérants !" s’exclame-t-il, mais sans naïveté : "Tous ne sont pas des anges". Jean-Paul Mari donne une voix à ces hommes simples, parfois des adolescents. Il sillonne la Méditerranée en deuil, arpente les frontières, Kaboul, Athènes… que, grand reporter, il connaît comme sa poche. De sa plume vibrante, il s’interroge, oui il y a les dictatures, les guerres, la misère, mais comme un leitmotiv revient cette question : "Dis-moi, mon ami, pourquoi est-ce qu’ils font ça ?"

La colombe et le moineau, Khaled Osman (Vents d’ailleurs)

Egyptien vivant à Paris, Samir enseigne la civilisation arabe à la Sorbonne et partage avec sa compagne son amour de la langue et de la poésie arabes. Un soir, alors qu’il suit à la télé les soubresauts de la révolution égyptienne "avec un mélange d’exaltation et de pessimisme", il reçoit un coup de fil en direct de la place Tahrir : son frère jumeau, grièvement blessé, lui demande de venir le voir au Caire, à condition d’être accompagné de Lamia, une femme qu’il a aimée avant qu’elle ne parte vivre à Paris. Pour la retrouver, Samir délaisse sa thèse sur l’expédition de Bonaparte en Egypte et se lance dans une enquête qui le mène des Beaux-Arts à une librairie islamiste. L’occasion pour lui de s’interroger, non sans humour, sur la distance qu’il a prise avec son pays et sa famille, sur sa conception de l’islam et sur le fatalisme des Arabes. Khaled Osman parle aussi de poésie, de peinture, d’exil et de trahison.

Venus d’ailleurs, de Paola Pigani (Liana Levi)

Au printemps 1999, Mirko et sa sœur Simona fuient la guerre civile au Kosovo, affrontant les mêmes traumatismes, les mêmes difficultés, que les migrants d’aujourd’hui. Une fois arrivés en France, au Chambon-sur-Lignon, ils attendent leur statut de réfugié au milieu de gens venus du monde entier. Cada, Ofpra, récépissé, formulaires à remplir, "l’attente en mode français"… Comment se repérer, même avec l’aide d’associations humanitaires, quand on ne parle pas la langue ? Installée enfin dans une grande ville, à Lyon, Simona veut "s’intégrer", elle court à l’Alliance française après ses heures dans un magasin discount. Son frère, lui, travaille sur des chantiers, mais, hanté par les images d’une guerre que les Français ont déjà presque oubliée, il ne s’apaise qu’en laissant des graffs rageurs aux lisières de la ville. Sans pathos, Paola Pigani sait parler des souffrances du déracinement, de la diversité des chemins. Et de la culpabilité : partir, c’est toujours un peu "trahir les siens".