Champs libres : livres

Il n’y a pas de Ajar

Delphine Horvilleur, Paris, Grasset 2022, 96 p., 12 €.

journaliste

Essayiste à succès, Delphine Horvilleur est rabbin au sein de l’association Judaïsme en mouvement et dirige la revue de pensées juives Tenou’a (Mouvement). De récits bibliques et talmudiques, il en est question ici mais de manière originale, en miroir avec l’œuvre et la vie de l’écrivain Romain Gary alias Émile Ajar. Gary/Ajar est le dibbouk d’Horvilleur : ce revenant qui s’accroche, s’attache à l’existence et ne vous quitte plus. Horvilleur aurait aimé rencontrer Gary/Ajar, au point de verser dans la fiction pour imaginer un dialogue avec l’auteur de La vie devant soi et lui inventer un rejeton, Abraham Ajar qui, depuis sa cave, célèbre le « trou juif ». Il n’y a pas de Ajar est le premier texte écrit pour le théâtre par Delphine Horvilleur.

Pour tirer Gary vers sa judéité, Horvilleur en passe par le tintamarresque et fatiguant concept d’identité, cette « saloperie », cette « tenaille identitaire politico-religieuse » : « Autour de nous – tendez l’oreille – hurlent de toute part des voix qui affirment que pour être authentiques, il faudrait être entièrement définis par notre naissance, notre sexe, notre couleur de peau ou notre religion », des voix « qui disent : retournons à ce que nous fûmes ! ». Tiens ! Tiens ! Voilà de quoi laver les esprits du baratin identitaire qui appauvrit les individus, réduits à « un bout d’eux-mêmes, et de préférence le morceau qui a souffert ou a été discriminé » mais engraisse de présomptions les peuples et les communautés.

Et c’est là que l’auteure fait intervenir le « plaidoyer contre l’identité » de Gary/Ajar pour en faire « la parfaite illustration d’une démarche juive ancestrale : tout faire pour que personne ne puisse dire à quoi tient cette attache ». Horvilleur voit en Gary/Ajar la figure moderne d’Elisha Ben Abouya, alias Ah’ar (« l’Autre »), « le plus grand “pseudo” de la littérature rabbinique, le seul devenu célèbre dans le Talmud sous un autre nom que le sien ». « Ah’ar, le pseudo d’Elisha, devint son nom officiel dans la littérature rabbinique. » « Ah’ar n’est-il pas un peu Ajar ? », demande-t-elle.

Gary/Ajar est ici le visage de la réinvention permanente de son existence et du langage, l’éloge de l’incompréhension, du malentendu, du cheminement sans fin vers « un au-delà de soi », le refus des définitions et des appartenances closes, des assignations à résidence identitaire… En cela, écrit l’auteure, « Gary est juif » : « C’est quand il clame haut et fort qu’il n’est pas juif que, paradoxalement, il l’est le plus fidèlement possible… comme un homme qui veut toujours être l’autre parce qu’il n’y a que comme ça qu’il a une chance d’être lui-même. » Et ce serait bien ce qui, entre autres, dérange et dérangera toujours l’antisémite : « La haine qui se déverse contre les juifs à travers l’Histoire n’est pas sans lien avec ce stratagème : tout obsédé de l’identité finira par prendre en grippe celui qui refuse de se laisser enfermer dans une définition. Il sera alors submergé par l’irrépressible envie d’en finir avec lui. »

Le texte se poursuit avec le monologue d’Abraham Ajar, fils imaginaire d’Ajar et double de Gary. De son « trou juif », entendre cet autre nom de notre inconscient, il récite la leçon paternelle : « Pour se comprendre, il ne faut pas parler la même langue. Il faut toujours rester suffisamment incompréhensible pour avoir une chance de ne pas s’entendre et de mieux se connaître. […] Et cet amour qui naît de tout ce qu’on ne partage pas, il appelait ça : n’avoir aucun rapport avec le contexte. » Tour à tour python, souris, maître, esclave, femme, homme, chrétien, juif, musulman… par « un besoin effrayant de fraternité », il fuit « le contexte », « en tout petits morceaux », s’échappe « de ceux que vous comprenez et qui vous comprennent », loue « ce que l’existence doit au mélange », fuit « la binarité » du « soit l’un, soit l’autre ». « Défi insurmontable » écrit l’auteure…

Reste, expériences scientifiques à l’appui, cette vérité : « l’origine, ça ne compte jamais autant que ce qui t’arrive en route » : l’histoire, les traumatismes, les « gros-câlins ou les gnons » s’impriment sur plusieurs générations, dégoulinent « sans gêne », rappelant La Fiancée d’Odessa d’Edgardo Cozarinski (Actes Sud, 2002). Et les mots ! qui « consolident toujours les liens », font « famille, beaucoup plus solidement que le sang et la filiation biologique ». « On est tous conçus par procréation littérairement assistée » dit Abraham, et sa « Promesse de l’aube [est] celle qui invite toujours à se réinventer ».