Champs libres : livres

Blessures et résiliences

Hacène Hirèche, Paris, L’Harmattan, 2022, 170 p., 18 €

journaliste

Dense, pluridisciplinaire, roborative, l’étude de Hirèche – lui-même historique de la lutte pour les droits culturels amazighs et les libertés publiques en Algérie – s’applique à souligner la modernité, notamment culturelle, du poète kabyle (1918-1983). L’auteur passe la vie et l’œuvre de Slimane Azem au tamis de sa pratique en PNL (programmation neuro-linguistique) et de sa « subjectivité » pour en éclairer ce « paradoxe » : « tirer sa révérence pour revenir en force, s’éteindre tout en rayonnant, faire triompher ses droits tout en ayant tout perdu ». Ce paradoxe serait le legs du « poète thérapeute », le viatique universel de la « pensée azémienne » déjà constituée d’une conscience écologique, de mesure en politique et d’une éthique de la sobriété – le mot n’était pas alors à la mode.

Slimane Azem n’a fréquenté l’école que quatre années et est devenu poète, chanteur, fabuliste, moraliste, sociologue, philosophe ; il a tenu la chronique de près de 50 ans d’histoire politique, sociale, culturelle, économique de la France (via l’immigration), de l’Algérie et même, dixit l’auteur, du monde. Son « intelligence intuitive et émotionnelle exceptionnelle » lui aurait permis de capter une multitude d’informations sensorielles. Il faut ajouter que, doté d’une mémoire phénoménale, Slimane Azem a aussi nourri son intelligence du monde du militantisme au sein du Parti populaire Algérien – dès son arrivée en France – et de ses lectures.

Le spécialiste en PNL évoque le village, les paysages, le groupe d’appartenance, les valeurs et les rituels et, en premier lieu, la langue kabyle, pour camper « la géographie intérieure », la « syntaxe culturelle et émotionnelle kabyle » qui ont façonné l’âme et l’esprit du poète. C’est là qu’il situe ce « capital de résilience », hérité de ses pères et de tamazight – la langue kabyle – transmise par une chaîne de poètes kabyles, à commencer par son « mentor », Si Mohand U Mhend (1845 ?-1906). Une chaîne que perpétue aujourd’hui Aït Menguellet. Comme pour se ressourcer, constamment Slimane Azem revient et rappelle à ses auditoires ce capital de valeurs ancestrales qui le fonde et qui les fonde : le sens de la fraternité (tagmatt), l’exigence de vérité (tidett) et ce qu’être un homme veut dire (tirugza), capital qui se décline en générosité, en esprit de rébellion, en ténacité et en… résilience. Et de la résilience, il en fallait au regard des « blessures » infligées à cette génération d’« indigènes », non pas de la république mais de la France coloniale : apartheid colonial, exil, salariat… avec en prime, pour Slimane Azem, son lot de calomnies et l’interdiction de rentrer au pays.

C’est connu, il fut un poète éducateur, autant par les thèmes abordés que par les genres empruntés au vieux fonds kabyle bien sûr, mais aussi au patrimoine universel (fable, satire, pamphlet, réalisme social, critique politique…). « Esprit gandhien », sa plume ne tremble pas quand elle dénonce le sort des immigrés, les censures d’Alger comme les travers des siens. Mais il le fait sans se fourvoyer – et fourvoyer celles et ceux qui l’écoutent – sur les chemins de l’hubris, car il refuse les dynamiques mortifères et les idées de vengeance. Pour Hirèche, la chanson « In’as i Leflani » (« Dites à un tel/bon entendeur ») invite à rompre avec le cycle des violences entre militants du Front de libération nationale (FLN) et du Mouvement national algérien (MNA) pour que la spirale de la haine s’interrompe. « Slimane Azem diffusait la pondération, le sérieux et la douceur. Par petites touches, il a mis en actes une politique d’éducation populaire. »

Libre, animé de ce vieux « souffle insurrectionnel », il met en garde contre les servitudes volontaires, refusant de se soumettre au pouvoir d’Alger, refusant les inégalités comme les injonctions consuméristes de la société marchande. Aux tartufferies religieuses, il préférait l’éthique, et plutôt que la dictature d’un seul ou d’un clan, il louait la quête du consensus des vieilles assemblées de village kabyle. Hirèche appuie son exégèse sur le texte azémien, à commencer par la célèbre chanson « Ffeɣ ay ajṛad tamurt-iw » (« Criquet, quitte mon pays ») qui structure l’étude. Chanson anticoloniale qui, selon l’auteur, aurait pu devenir hymne national.

Et il y a ce qui étonnera. Hirèche montre, texte à l’appui, que Slimane Azem fut un poète visionnaire : il le fut par la défense de la culture et de la langue berbères mais aussi, par sa sensibilité écologique – au point que les climatologues du GIEC ne renieraient pas ses vers anticipateurs. Par sa « géographie intérieure », l’humanité de Slimane Azem se confond avec la nature, et sa critique du mercantilisme exploiteur qui, annonce-t-il, conduit le monde au déclin, résonne avec les débats sur l’avenir de l’agriculture. « Le legs est intact » écrit Hirèche, qui rattache Slimane Azem à « la culture plurielle de la France […] à l’instar d’un Picasso, ou d’un Césaire ».