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Writerly identities. In Beur fiction and Beyond

Laura Reeck est professeure de français à l’Allegheny College de Meadville (Pennsylvanie). Elle publie ici son premier ouvrage consacré à quelques écrivains français classés - relégués ? - par la doxa dans le rayon des auteurs "beurs" ou "écrivains de banlieue".

A chacun, elle consacre un chapitre. Elle ne se contente pas d’y analyser les œuvres des uns et des autres mais se livre également à des mises en perspectives théoriques, sociales et biographiques. Elle illustre ainsi, avec rigueur et conviction, la fameuse opinion qui veut que la littérature en dise plus sur nos sociétés et sur leur devenir que nombre de doctes traités, lourdement lestés de statistiques. A l’ère du chiffre-roi, les poètes ne seraient pas tout à fait morts…

L’auteure détrousse les écrits d’Azouz Begag, Farida Belghoul, Leïla Sebbar, Saïd Mohamed, Rachid Djaïdani et Mohamed Razane. Un autre écrivain traverse à plusieurs reprises le livre, sans qu’un chapitre lui soit pour autant dédié : Mounsi. Le choix, personnel, pourrait être discuté, mais l’éventail présenté offre plusieurs intérêts. Il est constitué d’hommes et de femmes appartenant à trois générations. Certaines personnalités ne rechignent pas à occuper le devant de la scène quand d’autres choisissent volontairement de s’en retirer. Les acteurs de la politique y côtoient des intellectuels engagés dans le débat public. Certains acceptent de jouer le jeu médiatique pour se faire entendre quand d’autres refusent, en actes et par écrit, de faire la danse du ventre. Tous ont à voir avec l’Algérie, sauf un esseulé qui laisse s’exhaler quelques fragrances franco-marocaines. Socialement, ils sont issus des bidonvilles, des cités, de la DDASS ou de ces armoires franco-algériennes, riches en secrets et non-dits. Tous mettent en avant la littérature et l’universalité de leurs propos. Le style et la langue avant tout ! Ils écrivent une "littérature engagée", un engagement qualifié d’"extraverti" pour Begag ou d’"introverti" pour Belghoul, une "autofiction extravertie" pour Said Mohammed, une "littérature au miroir" pour Rezane ou une littérature "tout court" pour Djaïdjani. Le premier livre présenté est paru en 1986 et le dernier en 2007 ; ce large spectre littéraire permet de rendre compte des évolutions, des formes et des objets de ces engagements.
Laura Reeck dissèque "ses" auteurs, convoque tour à tour Fanon, Camus et le concept d’absurde, Ralph Ellison et les notions de visibilité et d’invisibilité, le Tout-Monde d’Edouard Glissant, le philosophe Kwame Anthony Appiah, Michel Serres, Michel De Certeau, Salman Rushdie ou Le Clezio.
Elle replace les œuvres dans le contexte sociohistorique. Elle part des rodéos de Venissieux en 1980 en passant par la Marche de 1983 et Convergences 84 pour arriver aux émeutes de 2005. C’est dire si, en matière d’identité, ce n’est pas seulement celle de quelques "gratte-papier" qui intéresse l’universitaire nord américaine mais bien les identités en devenir des populations issues de l’immigration ("postcoloniales" ou "minorités ethniques" selon son vocabulaire) et les chambardements induits au sein de la société française. Comme l’écrivait récemment Amin Maalouf, "l’intimité d’un peuple c’est sa littérature" (Le Dérèglement du monde, Le Livre de poche, 2010). Avec ces écrivains - français ! - on plonge au plus profond des entrailles et de l’âme française.
Des revendications politiques de la Marche de 1983 à la violence des années 2005, la même blessure taraude ces Français un peu trop à part : comment faire entendre qu’ils sont partie prenante de l’histoire et du devenir national, qu’ils partagent les valeurs héritées des Lumières et de la Grande Révolution et qu’il constituent une clef du futur de (et pour) leurs concitoyens ? Le titre du manifeste Qui fait la France ? résume à merveille cette double disposition vieille maintenant de plus de trente ans : ils "kiffent" la France et participe de son dynamisme.
Laura Reeck dissèque justement les processus de métissages - ce qu’en bonne américaine elle nomme le "multiculturalisme" de la société - qui traversent les romans de ces auteurs et, au-delà, les populations dont ils sont issus. La société française se métisse. Et ce n’est pas simple ! Ce processus est difficile et douloureux. Pour les intéressés d’abord qui en subissent les premiers et rudes coups. Mais aussi, ce que montre ce livre en creux et peut-être même involontairement, pour la société dans son ensemble. On peut adopter telle ou telle grille de lecture - échec et tromperie du modèle d’intégration (A. Begag), reproduction de la société coloniale (F. Belghoul ou L. Sebbar) ghettoïsation en périphérie (R. Djaïdjani ou M. Razane), injustices sociales (S. Mohamed) - la question qui est au centre du propos de Laura Reeck porte sur la capacité de la société française à se réinventer, à se régénérer dans le monde du XXIe siècle devenu le "Tout-Monde". La France sera-t-elle capable de repenser les liens entre l’ici et l’ailleurs, le local et le monde, ses parties et le tout, l’horizontalité des relations et la verticalité des dominations, l’écoute et donc la disponibilité à l’autre qui est aussi le tout proche, l’échange comme cheminement et non comme volonté de convaincre, la question des langues et des cultures débarquées clandestinement avec ses populations venues d’ailleurs, l’écoute des autres voix du monde dont ils sont (un peu) les ambassadeurs et qui expriment l’essence des jours présents et la lumière des prochaines aubes ? Pourra-t-elle concevoir des identités "déterritorialisées" et l’irruption d’un "Je" autonome et complexe ?
Bien sûr, la question sociale est au cœur des évolutions attendues. Ce n’est pas une nouveauté : la priorité (l’urgence) exige une prise de conscience et une volonté politique en faveur notamment des populations reléguées aux périphéries des grandes villes. Du travail, de l’éducation, des conditions de vie décentes... De l’espoir et du rêve aussi ! Si, comme le disent ces auteurs, la violence – celle de la sphère publique mais aussi celle des sphères privées et même intimes - renferme des causes sociales, il n’en reste pas moins que cette prise de conscience politique (pré)suppose un bouleversement culturel. Que le "centre" se décentre, qu’il change de logiciel et voyage vers d’autres imaginaires pour écouter, autrement plus sérieusement que le spectacle du cirque médiatique, ce que ces écrivains ont à dire d’eux-mêmes ; et de tous. Alors, peut-être que oui, la parole des poètes ne sera pas galvaudée.

Mustapha Harzoune

Laura Reeck, Writerly identities. In Beur fiction and Beyond, Lexington Books, USA, 2011, 191 pages.