La cinquantaine venue, et après une œuvre considérable et d’une grande variété de facture, il était temps pour Mehdi Charef de surmonter les pudeurs et blocages qui l’empêchaient de toucher à l’intime. Avec quatre romans (depuis l’emblématique Thé au harem d’Archimède, 1983), six longs métrages de cinéma, avec la révélation, en 1985, de Thé au harem d’Archi Ahmed – notez la nuance ! – et des œuvres marquantes comme Miss Mona (en 1986, avec Jean Carmet), ou Marie-Line (en 2000, avec Muriel Robin) , divers courts-métrages ou téléfilms (dont La maison d’Alexina, 1999), et même une pièce de théâtre, 1962 (jouée la saison dernière au théâtre Montparnasse et mise en scène par Azize Kabouche et Kader Boukhanef), Mehdi n’avait fait que graviter autour du pays, de l’époque des origines, en restituant parfois des bribes autobiographiques. Par un travail de mémoire, il nous livre (et se délivre) des fragments d’une histoire éclatée, revient sur des cicatrices provisoirement refermées comme sur des plaisirs volontairement oubliés. Pour Ali (Mehdi, formidablement incarné par le jeune Hamada, collégien oranais recruté à l’issue d’un casting difficile), ce printemps 1962 n’est pas une saison comme les autres. La guerre s’achève, mettant un terme à la présence française. L’insouciance naturelle de l’enfance subit de plein fouet le contrecoup des événements. Pour lui et ses copains, fils de colons, juifs ou arabes, les jeux continuent, football, cachettes, branlettes sous le pont de chemin de fer ou dans la cabane commune, devenue symboliquement un enjeu territorial, car le moindre incident peut prendre une autre tournure : chicanes, rivalité exacerbée, dangers palpables, menaces plus confuses de séparation. D’autant qu’Ali prend conscience des changements, porteurs de délivrance et de drames. Même s’il affirme qu’il a émigré en France, il sait que son père est monté au djebel rejoindre les maquis. Ses petits boulots – vendeur de journaux ou porteur de couffin – lui donnent une position particulière, comme à l’avant-poste des troubles et des rumeurs. Dans la petite ville de Maghnia, il est une sorte de passe-muraille entre les communautés. Entre ses escapades ludiques, il fréquente la caserne, le bordel, les particuliers de tous bords, et transgresse ainsi, dans les limites autorisées, les règles de l’apartheid local : la piscine, par exemple, lui reste interdite, sauf en période de chambardement, et avec la caution de son copain Nico ! Avec le recul, ce printemps garde le goût d’un paradis fragile, menacé, et finalement perdu puisque les derniers jours de l’Algérie française sont imbriqués avec les prémisses de l’Algérie algérienne, dans ce mélange d’espoirs et de craintes que suscitent les lendemains inconnus. On y voit les derniers sursauts de la répression, avec les aboiements dérisoires de ce lieutenant des forces d’occupation, les vindictes impitoyables à l’égard des harkis ou des Européens, et quelques détails qui n’augurent pas que du bonheur (menaces sur la liberté des femmes). Les historiens sont là pour aligner des faits précis, des dates, des chiffres. Mehdi souffle sur les braises – ou les cendres – de sa mémoire pour retracer les chemins enfouis de son enfance. Cela mélange le réalisme le plus cru aux divagations parfois oniriques du souvenir. On ferait donc totalement fausse route si on cherchait dans Cartouches gauloises une chronique bien ajustée, vindicative ou partisane, des derniers épisodes de la guerre (les tortures, les attentats, les revanches...). À la faveur de l’“Année de l’Algérie”, qui, soit dit en passant, a favorisé un retour du cinéma algérien, Mehdi Charef a pu aller sur place, à la rencontre d’émotions et de souvenirs. Dans une scène récurrente (assez identique à une scène de la pièce 1962), le chef de gare Barnabé, qui s’apprête à rejoindre son nouveau poste de Sarcelles – où il ne risquera pas de croiser des Juifs et des Arabes ! –, présente une requête au petit Ali : “Ne nous oubliez pas, il n’y a que vous qui nous avez connus.” Mehdi/Ali s’acquitte de cette mission avec tact et sensibilité.