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Là, avait dit Bahi

Le nouveau roman de Sylvain Prudhomme est une longue phrase, sans points. Comme si l’histoire racontée ne cessait de se poursuivre, de progresser dans les méandres d’une ponctuation toujours provisoire, jamais définitive, renouvelée, jusqu’au point d’interrogation final, un point d’horizon incertain.

La phrase naît au temps lointain de la colonisation et se faufile bien après l’indépendance sur les deux rives presque voisines de la Méditerranée. Sylvain Prudhomme évoque la colonisation, la guerre d’Algérie et ses lendemains, en France et en Algérie, avec finesse, force et audace. Avec originalité aussi. Il y a l’Histoire et il y a la vie des hommes, aussi misérable et modeste soit-elle. L’histoire ne retient que le rapport du maître à l’esclave. L’Histoire "avec sa grande hache" comme disait Perec. Un rapport de domination qui doit se terminer par la mort de l’un des deux. Ici, au temps de la colonisation, Bahi est au service de Malusci, le petit "indigène" et le grand colon : et bien ces deux là ne s’entretueront pas ! Ils s’aimeront tout au contraire et Malusci échappera plus d’une fois à la mort ! Trois fois miraculé au moins ! Malusci avait peut-être la baraka ? "Le cul borné de nouilles" ? Il bénéficiait aussi de la protection de quelques "amis". A l’heure où les autres Pieds Noirs partent, où les autres fermes de colons brûlent, le petit Bahi tentera de mettre en garde Malusci contre son "aveuglement", son "insouciance" ; en vain. Brutal et touchant à la fois, "rien ne me fera partir disait-il en me donnant une bourrade comme un père aurait dit à son fils, jamais je ne t’abandonnerai". Jusqu’au jour où plus personne ne pourra plus le protéger ; ni Bahi, ni son père ou son oncle, ni le cousin Mohamed ou Kacem, l’un des ouvriers préférés. Il n’y aura alors plus de choix : il devra partir ou mourir. Des années après, Malusci restait, lui, "exempt de reproches et de rancune" chez les Algériens du village, ce qui n’était pas le cas des autres colons.
Le narrateur de ce récit est le petit fils de Malusci. Il a décidé, après avoir lu deux lettres échangées entre son grand-père et un certain Bahi, de partir en Algérie, pour y retrouver l’auteur algérien de la réponse. Ils sont ensemble, à bord d’un antique camion, fidèle et encore gaillard. Ils sillonnent les routes de l’Oranie. Le passé revient, sans nostalgie mais non sans émotion, dans une Algérie tout juste sortie d’une autre folie meurtrière où Bahi échappa lui-même à la mort.
Ils visitent les lieux chargés de mémoire, les champs traversés de fantômes, la plage de Terga ou La Fontaine-aux-gazelles près d’Arzew, la ferme qui tombe en ruine… Ah ! ce Bahi ! Quel magnifique personnage. Un alerte bonhomme de soixante dix ans à la philosophie paisible, hédoniste, libre de toute attache matérielle, libéré de toute colère, de tout ressentiment, de tout désir ou convoitise. Un être solaire, "dispensateur" de bonheur. Il s’est marié deux fois et deux fois il est père et chef de famille. Pourtant c’est par une troisième femme, une femme mariée, qu’il est "irradié" par l’amour. Bahi n’est jamais plus heureux qu’au volant de son camion, son "bon vieux porte bonheur" avec lequel, dès l’aube, il sillonne les routes autour de Témouchent et Oran.
Après cinquante sept ans de travail sans prendre une seule journée de repos, il décide de s’accorder un jour de congé, pour le petit fils de Malusci, pour l’amener à Oran, lui faire découvrir d’autres lieux, lui distiller d’autres souvenirs. Ce matin-là, il délaisse pour la première fois son camion à la stupeur de femmes, enfants et amis !
Cinquante ans après, l’ancien ouvrier, le presque fils, manifeste encore une sorte de fidélité à son ancien patron. Il tire fierté par exemple d’avoir toujours entretenu et tenu en état de marche le vieil Hanomag, le tracteur du colon Malusci.
Pendant ce temps, Malusci, vieillard "rabougri", retranché dans ses souvenirs et sa villa de Bandol, "emmuré dans sa tristesse", observe la mer à travers la baie vitrée, le regard et l’entendement embrumés par le sempiternel prêchi-prêcha colonialiste.
Pourtant, cinquante après la fin de la guerre, Malusci a écrit à Bahi. L’émotion, intense, appartient à cette génération. Elle restera leur à jamais. Sylvain Prudhomme restitue la force des souvenirs et les ambiguïtés de la nostalgie.

Mustapha Harzoune

Sylvain Prudhomme, Là, avait dit Bahi, Gallimard, L’Arbalète, 2012, 208 pages, 19,50€.