Les migrations

L’immigration clandestine est-elle organisée ?

Même s’il s’avère difficile de la quantifier précisément, l’immigration clandestine s’est développée de manière constante et concerne tous les pays occidentaux. Selon le centre américain de recherches Pew Research Center, l’Europe comptait en 2017 entre 3,9 et 4,8 millions d'étrangers illégaux. Avec chacun 1,2 million d'illégaux dans la fourchette haute, l'Allemagne et le Royaume-Uni accueillent la moitié des clandestins. En ajoutant l'Italie et la France, 70% des illégaux vivent dans ces quatre pays qui représentent la moitié de la population totale européenne.  La France compterait 400 000 étrangers illégaux sur son sol, dont 38 000 en attente d’une décision quant à leur statut de demandeur d’asile.

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Go No Go, The Borders of Europe 1998-2002. Punta Paloma, Spain 2001. Immigrants unloaded by Moroccan traffickers on the beach. © Ad Van Denderen / Agence Vu'
Go No Go, Les Frontières de l'Europe 1998-2002. Punta Paloma, Espagne 2001. Immigrants débarqués par des trafiquants marocains sur la plage. Tirage argentique noir et blanc sur papier baryté 60 x 80 cm.
Musée national de l'histoire de l'immigration © Ad Van Denderen / Agence Vu'

Données chiffrées : des estimations

Environ 30% d'étrangers illégaux viennent de l'Asie-Pacifique (dont l'Afghanistan), 23% de pays européens ne faisant pas partie de l'UE ni des quatre pays de l’Association européenne de libre-échange (AELE), 21% d'Afrique du Nord et Moyen-Orient, 17% d'Afrique sub-saharienne et 8% des Amériques. 
En 2017, ces clandestins étaient en majorité des hommes de moins de 35 ans, arrivés depuis moins de cinq ans. Les demandeurs d'asile représentent la moitié d'entre eux, contre seulement 20% aux États-Unis. Dans ce pays, le centre de recherche estime la population clandestine entre 10,3 et 10,7 millions. L'écrasante majorité vient d'Amérique latine, dont près de la moitié du Mexique, et est installée depuis au moins dix ans. 

L'estimation du Pew Research Center correspond aux chiffres donnés par le ministre de l’Intérieur Gérard Collomb fin 2017 et par le démographe François Héran en 2018. Elle est aussi cohérente avec le nombre de bénéficiaires de l’Aide médicale d’Etat (AME). Ce dispositif, qui permet aux étrangers sans droit au séjour de se soigner gratuitement, bénéficiait au 30 septembre 2019 à 335 483 personnes (+ 6,6 % par rapport à 2018). Les sans-papiers représenteraient donc moins de 1% de la population française.
Patrick Stefanini, ex-secrétaire général du ministère de l'Immigration, de l'Intégration, de l'Identité nationale et du Développement solidaire, aux côtés de Brice Hortefeux et directeur de campagne de V. Pécresse à la présidentielle de 2022 applique, lui, « un coefficient multiplicateur » - qu’il fixe à 3 - au nombre des bénéficiaires de l’AME. De sorte que « Le nombre des étrangers en situation irrégulière en France serait donc de l’ordre de 900 000 » (Immigration, ces réalités qu'on nous cache, R. Laffont, 2020).
Les interpellations d’étrangers en situation irrégulière ont augmenté de 12,9 % en 2019 (125 000). Le nombre de personnes mises en cause pour aide à l’entrée, à la circulation et au séjour irrégulier des étrangers a crû de 10,5 % atteignant 6 392 en 2019 contre 5 783 en 2018 (ministère de l’Intérieur). Sans que ceci n’ait de lien avec cela, 328 filières d’immigration illégale ont été démantelées en 2019 (321 en 2018 et 303 en 2017), soit 1 791 personnes mises en cause. 

Changer les modes de penser

300 000, 400 000 ou 900 000, au « doigt mouillé » qui plus est… et si la question était ailleurs, moins dans des vérités qui seraient cachées, que dans les paradigmes au fondement des politiques publiques ? 
Ainsi, selon François Héran « Il n’y a pas de coupure tranchée entre légaux et illégaux. Ce ne sont pas des catégories étanches. La situation des migrants correspond le plus souvent à un statut intermédiaire (…). Partout il y a l’idée qu’à force de temps, de présence, d’attaches créées, on consolide son droit au séjour. Au total, ce qui me frappe, c’est le droit du temps. Certains s’en plaignent et voudraient expulser les immigrés le plus vite possible pour qu’ils n’aient pas le temps d’accumuler des preuves au fil du temps. »
En novembre 2021, un rapport du Sénat sur les migrations recommande d’« agir sur les déterminants du départ » et de « ne pas pénaliser les populations par une réduction drastique de la délivrance des visas avec pour seule conséquence un renforcement des filières clandestines ». Autrement dit, « favoriser les visas à entrées multiples pour permettre les allers et venues plutôt que la clandestinité avec ces maux subséquents (…) ». Pour François Gemenne (auditionné dans le cadre du dit rapport), « une politique de visa plus précise amènerait moins de personnes à prendre le risque de mourir en Méditerranée et de dépenser des fortunes auprès de passeurs ». 
 

Des conditions périlleuses qui favorisent la précarité

L’immigration clandestine oblige les personnes à recourir à des solutions de transport dangereuses et à s’acquitter auprès des passeurs de sommes importantes (de 2 000 à plus de 10 000 dollars). En situation illégale dans les pays où elles arrivent, ces personnes doivent rembourser le coût du passage pendant plusieurs années et restent exploitées par les réseaux de passeurs. 
Et il y a ceux qui n’arrivent pas ! L'OIM (Organisation internationale des migrations) estime à près de 17 000 le nombre de morts et disparus en Méditerranée entre le 1er janvier 2014 et le 30 juillet 2018. 86% des 5 773 morts et des 11 089 ont disparu en Méditerranée centrale, entre la Libye, la Tunisie, Malte et l’Italie, ce qui en fait « la route migratoire la plus meurtrière au monde ». 
Le réseau United for Intercultural Action dénombre lui 34 361 migrants morts lors de leur migration vers et à travers l’Europe entre 1993 et 2018, dont 80 % de morts en mer. Le nombre est sûrement bien plus élevé. Les corps retrouvés sont enterrés dans des tombes anonymes en Europe ou dans des fosses communes en Afrique. 
Selon le Projet sur les migrants portés disparus, depuis 2014, plus de 47 327 migrants ont perdu la vie dans le monde dont 23 490 en Méditerranée et 11 261 en Afrique.  64 % des corps n’ont pas été retrouvés. En 2018, 813 décès ont été enregistrés entre l’Afrique du Nord et l’Espagne (272 en 2017). La même année, quelques 570 décès de migrants ont été recensés en Afrique du Nord, provoqués par un environnement naturel hostile mais aussi par la violence et la maltraitance, la maladie et/ou la privation de nourriture. 
La frontière est devenue une source d’autant plus lucrative qu’elle est difficile à franchir.

Une « économie du passage clandestin »…

L’immigration clandestine est alimentée en partie par une économie du passage clandestin de plus en plus organisée par de véritables réseaux transnationaux, souvent mafieux. Ils fournissent des faux papiers aux candidats au départ, déterminent les moyens de transport, les trajets et les modalités de passage aux frontières. Ils recrutent de la main-d’œuvre dans les pays d’origine au profit de rabatteurs, constituent de véritables réseaux d’esclavage (la prostitution en étant l’exemple le plus visible). Cette nouvelle économie pèserait près de 7 milliards pour les seules régions de l’Amérique latine vers l’Amérique du Nord et de l’Afrique du Nord, de l’Est et de l’Ouest vers l’Europe.

… de plus en plus organisée

D’abord informelle, cette économie du passage a organisé les modes de transports : cargos affrétés sous pavillons de complaisance, reconversion de bateaux de pêche, zodiacs équipés qui échappent aux contrôles des frontières maritimes. Elle a constitué des plaques tournantes à Tanger, Ceuta, Melilla, entre l’Espagne et le Maroc. Elle met en place des filières qui, selon les cas, peuvent être mafieuses du début jusqu’à l’arrivée des personnes à leur destination. Enfin, les modernes technologies de l’information et de la communication, les applications et les réseaux sociaux permettant l’échange d’informations, sont utilisés pour passer clandestinement les frontières. 
Depuis le début des années 1990, la Commission européenne a instauré des sanctions pour les transporteurs de voyageurs dépourvus des titres exigés et pour les trafiquants de main-d’œuvre, mais ces mesures de durcissement et de contrôle ne semblent pas arrêter ces pratiques inhumaines. Au contraire ?

Mustapha Harzoune, 2022