Caractéristiques migratoires selon les pays d'origine

L’immigration portugaise en France au 20e siècle

Alors que l’émigration est un processus central au sein de la société portugaise depuis plusieurs siècles, l’arrivée massive de Portugais en France ne date que de la fin des années 1950. Jusqu’à cette époque, les migrants portugais préfèrent les rivages lointains de l’Amérique, de l’Afrique voire même du Pacifique. Part résiduelle parmi les étrangers en France au cours des cinq premières décennies du 20e siècle, les Portugais deviennent en quelques années la "communauté" étrangère la plus nombreuse. En dix-sept ans, les Portugais en France passent de 20 000 (1958) à 750 000 (1975). 

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Immigrant construction worker, Paris region, 1965 © Gérald Bloncourt
Ouvrier immigré travaillant dans le bâtiment en région parisienne, 1965
© Gérald Bloncourt, Musée national de l’histoire de l’immigration

Une migration réduite

Avant le 20ème siècle, la France n’est pas une terra incognita au Portugal. De nombreux Juifs s’installent en France pour fuir l’inquisition portugaise. Au cours du 19ème siècle, des artistes et des exilés résident en France. Mais très rares sont les travailleurs portugais à s’installer au nord des Pyrénées. Le recensement de 1876, le premier à mentionner les Portugais, ne compte que 1237 Portugais, bien moins que les 374 498 Belges, 165 513 Italiens, 62 437 espagnols ou 18 099 Hollandais. A la différence des autres populations étrangères dont le volume augmente, lors des recensements suivants la population portugaise stagne. Ils ne sont que 1292 en 1886, 1331 en 1891, 1280 en 1896. Puis, les Portugais, pas assez nombreux pour que l’on juge nécessaire de leur consacrer des colonnes, disparaissent des recensements.
C’est au cours de la Première Guerre mondiale qu’un nombre plus important de Portugais s’installe en France. La mobilisation militaire de millions d’hommes et les besoins d’une économie totalement tournée vers l’effort de guerre provoquent un important courant migratoire. Les autorités françaises cherchent des travailleurs à l’étranger et dans l’empire colonial. Parmi les quelque 600 000 travailleurs coloniaux et étrangers introduits en France pendant le conflit, un peu plus de 22 000 sont Portugais. En mars 1916, le Portugal déclare la guerre à l’Allemagne et envoie des soldats se battre dans les Flandres. Des Portugais sont recrutés et partent travailler en France. Certains de ces travailleurs et soldats restent en France à la fin du conflit, plus particulièrement dans le Nord et l’Est.

Des migrants vulnérables

Dans le contexte de la reconstruction, les autorités françaises désirent pérenniser la venue des Portugais en France. En dépit de demandes faites en 1918 et 1919 par la France, aucun accord n’est trouvé avec le gouvernement portugais. Comme la France conclut des conventions avec d’autres pays (Pologne, Belgique, Italie, Tchécoslovaquie, etc.), l’échec des négociations avec le Portugal n’a que peu de conséquences. Du reste, l’absence d’accord n’empêche pas des travailleurs portugais de se rendre illégalement en France. C’est ainsi que les Portugais réapparaissent dans le recensement de 1931 : ils sont alors 49 000, des hommes dans leur écrasante majorité, et la plus grande part travaille dans l’industrie.

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Statistical table by nationality of the workforce at the Roche-la-Molière mine in 1930 and 1931. Reference 1ETP503.
Tableau statistique par nationalités des effectifs de la mine de Roche-la-Molière en 1930 et 1931. Cote 1ETP503.
© Archives départementales de la Loire

La crise des années 1930 a des effets dramatiques pour les migrants portugais. Les gouvernements français édictent des mesures et des lois pour empêcher la venue de nouveaux immigrants et pour éloigner les travailleurs étrangers désormais considérés indésirables. Beaucoup de Portugais sont expulsés lorsqu’ils tombent au chômage. Comme le montre Philippe Rygiel pour le Cher, les Portugais sont les étrangers les plus touchés par les expulsions et le non renouvellement de la carte d’identité de travailleur.

Arrivés depuis peu, ne maîtrisant pas bien le français, ne disposant pas d’un important capital social, peu protégés par leur État d’origine qui a refusé de signer tout accord avec la France, ils sont les principales victimes d’une administration tatillonne qui prétend protéger les travailleurs nationaux.

Au cours des années 1930, en conséquence des naturalisations, des retours volontaires, des expulsions et des décès, la population portugaise baisse considérablement : ils ne sont plus que 28 290 en 1936.
Lors de la drôle de guerre, les autorités françaises lorgnent de nouveau du côté du Portugal, un des rares pays neutres en Europe, pour y puiser des travailleurs. Un accord de main-d’œuvre prévoyant la venue en France de 30 000 travailleurs est ratifié le 30 avril 1940. Du fait de l’invasion allemande, il n’est jamais appliqué. De nombreux Portugais quittent alors le territoire français, parfois dans des conditions dramatiques, et retournent dans leur pays d’origine. Certains restent toutefois en France et participent aux actions de la Résistance (comme Emídio Guerreiro ou Antoine Ferreira-Dias).

Une migration refusée

En 1945, n’habitent en France que quelques milliers de Portugais. A la Libération, le gouvernement français sollicite l’application de l’accord de main-d’œuvre de 1940 mais les autorités de Lisbonne refusent. Elles prétendent vouloir conserveur leur main-d’œuvre. Les propriétaires agricoles, très influents, s’opposent au départ de la population. De plus, comme l’affirme l’ambassadeur de France au Portugal, la dictature craint "de voir les ouvriers portugais rentrer chez eux avec des idées trop libérales et peut-être communisantes". Les autorités portugaises refusent ainsi de collaborer avec l’Office National d’Immigration et interdisent même l’émigration vers la France en 1955.

A la fin des années 1940 et au début des années 1950, les départs vers la France sont limités (quelques centaines par an) et se déroulent de manière clandestine. Ceux qui partent en France à l’époque ont le plus souvent des proches ayant déjà émigré avant la guerre ou reviennent en France après l’avoir quittée volontairement ou involontairement. Par exemple, en 1953, António P. est arrêté à la frontière franco-espagnole alors qu’il venait d’entrer clandestinement en France. Né près de Longwy en 1928, ses parents étaient revenus au Portugal en 1939-1940. Son père avait combattu pendant le premier conflit mondial et un de ses frères en Indochine.

Des départs massifs

C’est à partir de 1957 que les départs se font les plus nombreux. Cette année 4 640 Portugais entrent en France. Des filières de migrations clandestines se mettent peu à peu en place. Comme il est impossible aux paysans et aux ouvriers d’obtenir des passeports de tourisme, et a fortiori des passeports d’émigration, ces réseaux permettent aux Portugais de quitter le Portugal, de traverser irrégulièrement l’Espagne puis d’entrer en France, par les cols Pyrénéens. Ces voyages clandestins, immortalisés par Gérald Bloncourt, sont très couteux et exigent d’importants efforts physiques. Ils sont alors réservés à des hommes prêts à endurer les affres du voyage et qui arrivent à réunir les sommes exigées ou à obtenir un ou des crédits.

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Illegal Portuguese immigrants crossing the Pyrenees in March 1965
Passage d’immigrés portugais clandestins dans les Pyrénées en mars 1965
© Gérald Bloncourt / Musée national de l’histoire de l’immigration

En 1961, les départs vers la France dépassent la barre des 10 000 par an et tout au long des années 1960, le volume des départs augmente. En 1969, ce sont 110 614 Portugais qui entrent en France.
Cette augmentation vertigineuse se doit à la conjonction de différents facteurs. En premier lieu, une grande partie de la population portugaise vit dans une situation misérable. Le Portugal est encore un pays à dominante rurale (42% de la population active en 1960 se trouve dans le secteur primaire). Au centre et au nord du pays, les petites exploitations familiales dominent. Mais les paysans, qui ne possèdent que de petits lopins de terres n’assurant que de maigres revenus, doivent travailler pour de plus grands propriétaires ou vendre une partie de la force de travail familiale (femmes et/ou enfants) à une industrie dispersée dans les campagnes. Cette industrie, surtout au nord du pays, est encore peu modernisée. Le tissu économique est incapable d’absorber l’accroissement de la population qui s’est accéléré dans les années 1940 et 1950. Le sous-emploi et le chômage frappent une part importante de la population active. L’émigration vers la France constitue le meilleur moyen de trouver un emploi bien mieux rémunéré qu’au Portugal.

Ensuite, à partir de 1961, des mouvements anticoloniaux initient une lutte armée en Angola, en Guinée-Bissau et au Mozambique. L’effort militaire déployé par le Portugal est massif : 40% du budget est consacré aux guerres coloniales à la fin des années 1960. Ce conflit contraint Salazar à accélérer la modernisation de l’économie en ouvrant plus largement le pays aux capitaux étrangers et en favorisant la hausse de la productivité dans l’industrie. Ces transformations libèrent une main-d’œuvre désormais vue comme excédentaire. De plus, les guerres coloniales provoquent le départ de dizaines de milliers de jeunes qui refusent de faire leur service militaire. Entre 1961 et 1974, la proportion des insoumis et des réfractaires croît singulièrement, passant de 11,6% en 1961 à 20,3% en 1972. Beaucoup d’entre eux s’installent en France.
Enfin, la nature dictatoriale du régime explique une partie des départs. Viennent en France des opposants qui craignent l’emprisonnement ou qui ne peuvent plus trouver un emploi dans leur pays (notamment certains enseignants et chercheurs), des jeunes étudiants qui ont participé à des mouvements contestations et qui ont été expulsés des universités, etc. Plus largement, l’étouffement des libertés, la répression, le maintien par le régime de hiérarchies sociales rigides, le faible investissement dans l’éducation, provoquent les départs de la population.

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House built by an immigrant in Portugal
Maison construite par un immigré au Portugal
© Photo extraite de l’ouvrage Maisons de rêve au Portugal, éditions Créaphis, photo de Pierre Gaudin

Cependant, ces éléments "répulsifs" n’expliquent pas à eux seuls l’émigration et surtout son volume si important. Il faut également prendre en compte la force d’une "culture villageoise de la mobilité" dans les campagnes portugaises. Pour les classes populaires portugaises, depuis de nombreuses décennies, l’émigration représente le principal moyen d’améliorer leurs conditions de vie ou leur position, de quitter la paysannerie ou de mieux y rester.
Beaucoup partent pour mieux revenir. Dans l’impossibilité de connaître une ascension sociale dans leur propre pays, du fait de la rigidité des structures sociales, le départ constitue la meilleure manière d’améliorer sa condition et celle de ces enfants. C’est pourquoi l’émigration et les migrants ont souvent été caricaturés au Portugal : ils bousculent les frontières sociales d’une manière jugée illégitime.

Une migration favorisée

Les autorités françaises ont eu un rôle déterminant dans la venue massive de Portugais. A l’exception des configurations particulières liées aux deux conflits mondiaux, jusque dans les années 1960, les autorités françaises et portugaises n’ont jamais trouvé d’accords pour assurer la venue légale de Portugais en France. La France cherche dans d’autres pays la main-d’œuvre dont elle a besoin. Après 1945, c’est principalement à l’Italie de pourvoir la France en travailleurs. Cependant, à la fin des années 1950, l’immigration italienne vers la France se réduit alors que les besoins en main-d’œuvre augmentent en conséquence de la croissance économique et des effets de la guerre d’indépendance algérienne (suspension de la libre circulation entre l’Algérie et la France, mobilisation du contingent). Si l’Espagne devient la principale source de travailleurs immigrés, les autorités françaises commencent à tolérer plus amplement la venue irrégulière d’étrangers.

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Temporary residence permit issued to Mr. Costa Graciano, Portuguese worker. December 1964
Autorisation provisoire de séjour délivrée à M. Costa Graciano, travailleur portugais. Décembre 1964
© Gérald Bloncourt - Musée national de l'histoire de l'immigration

Comme le gouvernement de Lisbonne bloque les sorties légales, l’administration française régularise les entrées clandestines de Portugais. Ces régularisations deviennent systématiques à partir d’avril 1964. Dès lors, les Portugais, informés par leurs proches et par les rabatteurs et passeurs qui diffusent amplement l’information, savent qu’ils pourront facilement trouver un emploi en France, rembourser les frais du voyage clandestin et y régulariser leur situation. De plus, le prix et la difficulté des voyages se réduisent considérablement à partir de 1965-1966.

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Portuguese immigrants, Hendaye-Paris train, 1965
Immigrés portugais, train Hendaye-Paris, 1965
© Gérald Bloncourt, Musée national de l’histoire de l’immigration

En effet, la partie la plus difficile du voyage clandestin se trouve en Espagne. Sans passeports, les Portugais doivent traverser le long territoire espagnol cachés dans des camions, des voitures ou en marchant la nuit. En cessant de réprimer le passage clandestin des Portugais à partir de 1965, le gouvernement espagnol fait drastiquement baisser le coût financier du voyage et transforme la composition de l’émigration portugaise vers la France. Désormais, femmes, enfants et vieillards peuvent également se rendre illégalement en France. Avec ce changement d’attitude espagnol, l’émigration portugaise vers la France augmente considérablement.

En prenant la décision de régulariser tous les Portugais entrés irrégulièrement en France, le gouvernement français désire volontairement favoriser l’immigration portugaise. Pour de nombreux acteurs politiques et administratifs, l’immigration portugaise n’est pas seulement considérée comme positive dans une logique économique (les Portugais sont perçus comme des travailleurs sérieux et dociles). Dans des perspectives non dénuées de présupposés racistes, ces migrants sont vus comme les derniers migrants européens, blancs, chrétiens et donc facilement assimilables dans une logique démographique. Favoriser la venue clandestine de Portugais revient pour certains à diminuer les migrations extra-européennes, particulièrement la migration algérienne, jugées comme problématiques car ces populations sont prétendument inassimilables. Dès lors, jusqu’en 1974, les Portugais bénéficient d’un traitement dérogatoire. Les différentes mesures prises à partir de 1968 pour réduire l’immigration irrégulière laissent de côté les Portugais.

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France 1963. Portuguese immigrant workers on a building site
France 1963. Travailleurs immigrés portugais travaillant sur un chantier
© Paul Almasy/AKG-images / Musée national de l’histoire de l’immigration

La suspension de l’immigration décidée par le gouvernement français en 1974 est contemporaine de la Révolution des Œillets. La démocratie s’installant au Portugal, des milliers de migrants rentrent dans leur pays, à l’image de Mário Soares, futur président de la République. Pour les nouvelles élites du pays, l’émigration doit désormais appartenir au passé et disparaître avec l’avènement de la démocratie et l’entrée du Portugal dans l’Europe. La circulation migratoire entre les deux pays ne disparaît pas pour autant. Les salaires étant toujours plus élevés en France, des Portugais, qui disposent à partir de 1992 de la citoyenneté européenne, viennent s’installer et travailler en France. De puissantes chaînes migratoires relient toujours les campagnes et les villes portugaises à la France, ce qui explique la faible visibilité de ces migrations. Néanmoins, la crise qui frappe durement le Portugal depuis 2008 entraîne une nouvelle émigration massive qui se dirige vers l’Europe, le Brésil mais aussi vers les anciennes colonies portugaises en Afrique. Cette résurgence des départs massifs est lue au Portugal comme un échec des élites au pouvoir depuis 1974 et comme un retour en arrière, signe que le pays ne sera jamais un pays européen et moderne comme les autres.
 

Victor Pereira (Université de Pau et des Pays de l’Adour) , février 2014

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Bibliographie et filmographie :

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