Caractéristiques migratoires selon les pays d'origine

L’immigration espagnole en France au XXe siècle

Au long du XXe siècle, des centaines de milliers d’Espagnols émigrèrent en France à la recherche de meilleures conditions de vie. L’évolution politique et économique des sociétés de départ et d’arrivée eut une forte incidence sur leur devenir et leur décision de s’installer définitivement ou non dans l’Hexagone.

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Passage Boise, La Plaine Saint-Denis, circa 1926. Itinerant photographer © Collection Natacha Lillo
Passage Boise, La Plaine Saint-Denis, vers 1926. Photographe ambulant.
© Collection particulière Marie Lopez. Source : Natacha Lillo

1914-1945 : une présence notable

L’immigration des Espagnols vers la France existe depuis la fin du XIXe siècle, surtout dans les régions frontalières. Ils travaillaient essentiellement comme journaliers agricoles dans le Midi, et dans l’agriculture ou l’industrie dans le Sud-Ouest. D’autres habitaient déjà les zones urbanisées et industrialisées des Bouches-du-Rhône, du Rhône et de la Seine, mais en bien moindre proportion.
La Première Guerre mondiale constitua un véritable accélérateur : leur nombre passa de 106 000 à 255 000 entre 1911 et 1921. L’Espagne ne participa pas au conflit, mais en profita pour vendre des produits agricoles aux belligérants, ce qui entraîna une augmentation des prix dramatique pour la population. La majorité des migrants travailla dans l’agriculture dans les régions frontalières, mais certains se rendirent plus au nord pour entrer dans des usines d’armement. Ils connurent des conditions de travail et de logement précaires et la plupart d’entre eux rentra au pays fin 1918. Mais, s’apercevant que la situation espagnole ne s’était pas améliorée, ils furent nombreux à repartir en France dès 1919, accompagnés cette fois de leur famille.

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Construction site in La Plaine Saint-Denis, where many Spaniards were employed in 1926.  Itinerant photographer.
Chantier à la Plaine Saint-Denis sur lequel étaient employés de nombreux Espagnols en 1926. Photographe ambulant.
© Collection particulière. Source : Natacha Lillo

Dans les années 1920, la présence espagnole augmenta régulièrement via le système des réseaux migratoires. À partir de 1921, ils constituèrent la troisième nationalité étrangère en France. En 1926, les trois-quarts des 322 000 Espagnols habitaient au sud d’une ligne Bordeaux-Marseille. Presque tous venaient de régions proches : Catalans, Aragonais et Levantins dans le Languedoc-Roussillon, Basques ou Navarrais en Aquitaine.

Les secteurs d’activités des migrants espagnols

En 1931, 55 000 immigrés espagnols travaillaient dans l’agriculture (30 % des actifs), surtout dans les vignobles du Midi. La plupart étaient journaliers. Beaucoup avaient travaillé en France auparavant lors des vendanges, qui employaient entre 15 et 18 000 saisonniers espagnols par an. Au fil des ans, certains parvinrent à économiser assez pour s’acheter des terres : en 1938, la France comptait 17 000 propriétaires agricoles espagnols, dont 5 000 dans les Pyrénées-Orientales.

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Spanish family in La Plaine Saint-Denis in the early 1930s
Famille espagnole de la La Plaine Saint-Denis au début des années 1930
© Collection particulière Angeles S. C. Source : Natacha Lillo

Mais la majorité des Espagnols habitait plutôt des départements industrialisés (Seine, Rhône, Isère, etc.). En 1931, 85 000 Espagnols étaient employés dans l’industrie (44 % des actifs) et 19 000 dans la construction (10 % des actifs). Ils étaient généralement manœuvres dans la sidérurgie et la métallurgie (13 000), les verreries (6 100), l’industrie textile (6 000), les mines du Sud (6 500) et la chimie (5 700). Seuls 25 % des ouvriers espagnols étaient qualifiés, contre 75 % des français.
Contrairement aux membres d’autres immigrations, les Espagnols se regroupaient dans des espaces où, souvent, leur présence prédominait, comme la Petite Espagne de la Plaine Saint-Denis ou le quartier Saint-Michel de Bordeaux. Cette immigration avait une très forte composante familiale : les hommes arrivaient les premiers pour trouver un emploi et un toit, puis faisaient venir épouses et enfants.

Entre retour et intégration

La crise de 1929 mit un point final à la politique d’ouverture vis-à-vis des étrangers instaurée suite aux pertes de la Grande Guerre. En 1932, des décrets établirent des quotas dans l’industrie et les services et les chômeurs étrangers risquaient l’expulsion. Entre 1931 et 1936, le nombre des Espagnols en France passa de 352 000 à 254 000, diminution qui s’explique aussi par la proclamation de la Seconde République en Espagne en 1931 : face au chômage et à la xénophobie croissante, de nombreux immigrés décidèrent de repartir, confiants dans les promesses de la République.

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Demande de naturalisation de José Pascual et de sa femme, née Joséphine Combes, citoyens espagnols, 1929 ; document conservé aux Archives nationales, Paris (cote 5-014) © Cliché Atelier photographique des Archives nationales
Demande de naturalisation de José Pascual et de sa femme, née Joséphine Combes, citoyens espagnols, 1929 ; document conservé aux Archives nationales, Paris (cote 5-014)
© Cliché Atelier photographique des Archives nationales

Parallèlement, ces difficultés donnèrent également lieu à une nette augmentation des demandes de naturalisation, surtout chez les Espagnols mariés avec une Française et chez ceux dont l’emploi était menacé par les quotas.
L’immense majorité des familles restées en France durant la crise des années 1930 ne repartit jamais en Espagne. La guerre civile, la Seconde Guerre mondiale et la fermeture de la frontière pyrénéenne jusqu’en 1948 entraînèrent la perte des liens avec la Péninsule. Ils restèrent d’autant plus que, dans la France de la reconstruction, leurs enfants pouvaient trouver de bons emplois : les jeunes hommes dont les pères étaient manœuvres obtinrent des postes qualifiés dans l’industrie ; quant aux jeunes femmes, elles entrèrent en majorité sur le marché du travail, souvent dans le tertiaire, alors que leurs mères avaient été ménagères toute leur vie. Cette ascension sociale s’accompagna d’un nombre très élevé de mariages mixtes, reflet d’une intégration réussie.

Le flux massif des Trente Glorieuses

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Perpignan 1975, arrival of Spanish grape-pickers
Perpignan 1975, arrivée des vendangeurs espagnols
© Hervé Donnezan/Rapho/Musée national de l’histoire de l’immigration

Dès 1945, les passages clandestins des Pyrénées augmentèrent : il s’agissait de réfugiés politiques mais aussi, de plus en plus, d’« économiques ». Mais ce ne fut qu’après 1956, date de la création de l’Institut espagnol d’émigration (IEE), que le flux migratoire recommença à croître. Le nombre des entrées monta en flèche à partir de 1960. En 1968, les 607 000 Espagnols vivant en France représentaient la première nationalité étrangère.

Des traits communs avec l’émigration d’entre-deux-guerres…

Dans les provinces de forte tradition migratoire, les premiers à partir furent ceux nés en France dans les années 1920 et 1930, dont les parents étaient rentrés en Espagne suite à la crise économique et à la proclamation de la République. Souvent, une partie de leur famille était restée en France et pouvait les aider à se loger, trouver un emploi et régulariser leurs papiers.
Toutes les zones de forte présence espagnole virent ainsi se renouer les liens rompus pendant une vingtaine d’années et les réseaux migratoires se remirent à fonctionner.
À nouveau, il s’agissait d’hommes très peu qualifiés, ouvriers agricoles ou tout petits propriétaires, qui furent embauchés au bas de l’échelle dans l’industrie automobile, la sidérurgie et le BTP. Au début de leur séjour, ils connurent des problèmes de logement : certains durent vivre dans les bidonvilles des banlieues de Lyon et Paris, tandis que d’autres s’entassaient dans des chambres de bonnes, des loges de concierges ou des hôtels meublés. Vers 1975, l’accès au parc HLM devint plus facile et les ouvriers du bâtiment construisirent parfois une maison individuelle.
La création par la dictature franquiste de l’IEE marqua sa volonté de contrôler l’émigration, car il était destiné à l’encadrer via la signature de contrats avec les entrepreneurs des pays d’accueil. Bien qu’elle n’ait représenté qu’un dixième des départs vers la France, cette émigration « assistée » permit le départ de personnes n’ayant pas accès aux réseaux tissés depuis l’entre-deux-guerres, notamment des Andalous et des Galiciens.

… et des différences

Dans les années 1960-1970, la répartition des Espagnols sur le territoire changea, avec notamment la diminution de la sur-représentation du Sud, due à une moindre demande de main-d’œuvre. Ainsi, leur présence en région parisienne explosa, à cause des besoins de l’industrie automobile, du BTP et du service domestique (en 1968, un quart des Espagnols recensés vivaient en Ile-de-France, dont 65 500 à Paris même). L’IEE envoya également des ouvriers travailler dans les mines du Nord ou de l’Est, dans les entreprises Michelin de Clermont-Ferrand ou Citroën de Rennes, régions où la présence espagnole était très faible auparavant.
Mais le fait nouveau le plus marquant de cette émigration fut la présence importante de femmes seules venues travailler dans le service domestique. Alors que durant l’entre-deux-guerres, elles émigraient toujours accompagnées de leurs pères, maris ou frères, désormais, nombre d’entre elles partaient seules ou avec une sœur ou une cousine.

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Daily life of a Spanish maid in Paris, 1962, Jean-Philippe Charbonnier
Vie quotidienne d'une bonne espagnole à Paris, 1962, Jean-Philippe Charbonnier
© Musée national de l'histoire de l'immigration

Beaucoup étaient célibataires, mais des femmes mariées furent aussi des pionnières de l’émigration familiale : une fois placées et logées dans une chambre de bonne, elles faisaient venir leur mari, voire leurs enfants. Si Paris et Neuilly-sur-Seine accueillirent la majorité d’entre elles, d’autres s’installèrent à Bordeaux, Lyon ou Lille.

Dans les années 1960 et 1970, le pourcentage des Espagnoles actives était nettement plus élevé en France qu’en Espagne, les couples, obnubilés par l’idée du retour, choisissant cette stratégie pour accumuler plus rapidement l’argent le permettant.

De nombreux retours vers l’Espagne

Dans l’entre-deux-guerres, les salaires des journaliers agricoles ou des manœuvres leur donnait juste les moyens de reproduire leur force de travail et les voyages en Espagne étaient rares car chers. À l’inverse, grâce aux différentes aides sociales accordées aux travailleurs étrangers à partir des années 1950 ainsi qu’à la hausse des salaires, les immigrés des Trente Glorieuses purent économiser suffisamment pour rentrer au pays chaque été. Dans les années 1970, ils y acquirent souvent un bien immobilier.

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Poster published by the Office national des migrations, 1980
Affiche éditée par l’Office national des migrations, 1980
© Collection Génériques

Contrairement aux migrants de l’entre-deux-guerres pour qui la ré-émigration vers l’Espagne franquiste n’était guère envisageable, l’évolution économique et politique des années 1970 entraîna de nombreux retours. Comme lors des années 1930, on assista à la conjonction de deux facteurs : les conséquences en France de la crise économique de 1973 et celles de la transition vers la démocratie en Espagne à partir de 1975. En 1974, le gouvernement français vota une loi sur la fin de l’immigration de travail et encouragea les retours, attribuant 10 000 francs à toute personne acceptant de quitter son emploi, ce dont de nombreux Espagnols profitèrent ; il n’en restait plus que 321 000 en 1982, contre 498 000 en 1975.

D’autres immigrés ne voulurent pas rentrer avant d’avoir terminé leur vie professionnelle en France pour bénéficier d’une meilleure pension de retraite et y vivent toujours. Cependant, à partir des années 1980, de nombreux jeunes nés en France ont, à leur majorité, décidé d’aller vivre en Espagne, alors que, parfois, ils n’ont que la nationalité française et que leurs parents vivent toujours dans l’Hexagone. Certains choisirent l'Espagne par héliotropisme, d'autres parce que ce pays de l'UE possédait une économie dynamique jusqu'en 2008. Peut-être que quelques-uns s'en allèrent aussi parce que la "machine à intégrer" française s'est enrayée...

Natacha Lillo, Paris Sorbonne Cité Paris Diderot

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