Economie et immigration

Que signifie l’expression "fuite des cerveaux" ?

La fuite ou "l’exode des cerveaux" désigne la migration vers les pays développés des travailleurs qualifiés ou très qualifiés du Sud : ingénieurs, techniciens, informaticiens, spécialistes de la finance, médecins et professionnels de santé, étudiants… Pour les uns, favoriser la venue de cette élite intellectuelle et professionnelle serait favorable pour les sociétés d’accueil et pour les sociétés d’origine ; pour les autres, il s’agirait d’un "pillage" des cerveaux : "après les vagues d’émigration de la tripe et du muscle, voici venue celle des neurones. Le pillage a simplement changé de forme et de méthode, mais il continue" écrit l’écrivain Saïd Mohamed.
 

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Ancrages, une série de portraits photographiques d'Ahmet Sel
Cafer (56 ans) et son épouse Çağlayan Özkül. Cafer Özkül est le président de l'Université de Rouen depuis juin 2007. Originaire d'un village de Malatya, ville de l'Anatolie orientale, ce fils d'agriculteurs est arrivé en France en 1970 avec une bourse universitaire. Etudiant brillant, il a fait toute sa carrière universitaire à l'Université de Rouen. Son épouse, Çağlayan, ingénieur de formation, est professeur dans un lycée. Ils vivent à Canteleu près de Rouen.
Ahmet Sel, série Ancrages, 2007, Musée national de l'histoire de l'immigration, inv 2021.16.16

Depuis les années 2000 la mobilité des élites suscite un intérêt nouveau. Cela résulte de la part croissante des élites dans les migrations internationales. Cela est aussi le résultat des politiques migratoires des pays riches en quête de matière grise. Pour attirer diplômés et autres cadres, la concurrence est rude et chaque pays adopte sa législation à ses besoins : permis à points (Canada, Nouvelle Zélande, Australie), carte verte (USA), carte bleue européenne (révisée en mai 2021 par le Parlement et le Conseil, pour faciliter plus encore l’emploi de ressortissants de pays tiers européenne - voir le communiqué du Parlement à ce sujet). En 2007, la France crée la carte « compétences et talents » remplacée par la loi du 7 mars 2016 par une nouvelle catégorie de visas et de titre de séjour « Passeport talent ».

Intérêts nationaux et liberté individuelle

Les migrants, eux, n’entendent pas se cantonner à une fonction d’objet ou de variable d’ajustement des politiques migratoires des États. Le choix de migrer, ou non, résulte d’une analyse coûts/avantages reposant sur plusieurs critères : conditions de rémunération, de travail, modes de vie, perspectives de promotion sociale et d’avancement professionnel, conditions d’hospitalité (ou de rejet), facilités ou tracasseries administratives, liens familiaux, coûts psychologiques... A ce jeu, les USA ou la Grande-Bretagne se montrent plus attractifs. Mais toutes les élites ne souhaitent pas quitter leur pays. En 2001, les informaticiens indiens ont boudé les offres du gouvernement allemand qui cherchait à attirer 20 000 d’entre eux. Si certains sont venus en Allemagne, d’autres ont préféré s’expatrier en Grande Bretagne quand d’autres ont choisi de rester chez eux.
 

Entre "brain drain" et "brain gain"

Le départ des diplômés peut appauvrir les pays d’origine : coût de leur formation, perte de compétence, obstacle au processus d’accumulation des compétences, freins au développement… Selon la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement (CNUCED), les pays africains dépenseraient chaque année 4 milliards de dollars pour compenser le départ de leurs personnels qualifiés. Dans son rapport sur les perspectives de l’économie mondiale en 2050, le Fonds Monétaire International (FMI 2016), augure que l’Afrique perdrait pas moins de 35 millions de travailleurs qualifiés partis rejoindre les pays du nord.

Pour autant, la fuite des cerveaux (brain drain) pourrait constituer un gain ou brain gain en faisant du migrant un "passeur" ou un "intermédiaire". Plusieurs mécanismes peuvent intervenir : transferts de fonds, réduction du chômage des diplômés, diffusion du savoir dans le cadre de retour ou via des processus d’imitation technologiques, incitation à la formation pour les jeunes du pays dans l’espoir de travailler à l’étranger, création d’entreprises grâce à l’épargne accumulée à l’étranger… Dans son rapport 2018, la Cnuced écrivait : « Les migrants africains comptent des personnes de tout niveau de qualification, qui quittent leur pays par des voies légales ou par d'autres moyens. Non seulement ils remédient au déficit de compétences dans leurs pays de destination, mais aussi ils contribuent au développement dans leurs pays d'origine » (voir le rapport en ligne). Mieux, selon Milasoa Chérel-Robson, «la fuite des cerveaux est un fait mais il ne faut pas s'arrêter à ce constat. Il faut aussi parler des effets retours et de toutes les manières dont les migrants contribuent au développement de leur pays d'origine, par de la philanthropie, des investissements ou en y transmettant leurs nouvelles compétences, acquises grâce à la migration». Selon le rapport les envois de fonds par les travailleurs expatriés – 51% des apports de capitaux privés en Afrique en 2016 – pourraient servir à l'avenir à garantir des prêts internationaux.

Ces perspectives positives pour les pays d’origine restent conditionnées aux possibilités de retour et d’installation des migrants. Des possibilités qui relèvent des cadres juridiques des politiques migratoires des pays d’accueil et des conditions économiques et politiques des sociétés d’origine. La notion de « fuite » renferme une connotation moralisatrice – « quand les élites quittent le navire » titre ainsi le Nouvel économiste - qui en fait peser le poids, ou la faute, sur les candidats au départ négligeant parfois les responsabilités des dirigeants en place. Or, comme l’écrit le sino-américain Ha Jin (La liberté de vivre, Seuil 2011) « la loyauté ça marche dans les deux sens ». 
En 2020, la Cnuced estimait à 88,6 milliards de dollars, soit 3,7 % du Produit intérieur brut (PIB) de l'Afrique, le montant de la fuite illicite de capitaux (pratiques fiscales et commerciales illicites, facturation erronée des envois commerciaux, activités criminelles, corruption ou vol). De 2000 à 2015, le total des capitaux illicites qui ont fui l'Afrique s'est élevé à 836 milliards de dollars. Rappel : le stock total de la dette extérieure de l'Afrique s'élevait à 770 milliards de dollars en 2018… Bien loin aussi des 4 milliards de dollars annuels que dépenserait l’Afrique pour compenser les départs de sa matière grise…
 

Reste qu’aujourd’hui, les mobilités internationales évoluent sous l’effet de la réduction des coûts de transport, de la multiplication des moyens de communication et des réseaux d’information, partant la migration des élites, plus mobiles et connectées, se transforment aussi en migrations pendulaires, temporaires, en aller-retour, renforçant ainsi leur statut d’acteurs du développement dans les pays d’origine. Par ailleurs, « la fuite des cerveaux » est aujourd’hui un phénomène mondial qui touche aussi les pays développés, ainsi les Français sont de plus en plus attirés par « l’expatriation » pour ne pas dire l’émigration. En 2019, ils étaient plus de 2,5 millions établis à l’étranger, dont 58% titulaires d’un diplôme supérieur (voir les chiffres données sur le site Vie publique).

Mustapha Harzoune, 2022