Les Algériens en France dans la littérature maghrébine

Cahiers Nord-Africains n°71, février-mars 1959

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Cahiers nord-africains, n°71

La livraison 71 de février-mars 1959 des Cahiers nord-africains est tout entière consacrée à un article de Jean Déjeux sur Les Algériens en France dans la littérature maghrébine. Jean Déjeux (1921-1993), qui allait devenir le spécialiste incontournable des littératures maghrébines de langue française, ex-militaire, ordonné prêtre chez les Pères Blancs en 1952, pose un regard précis et critique sur des romans et des poèmes algériens des années 50, pour "raconter" l’immigration algérienne.

Jean Déjeux convoque Mouloud Feraoun, Malek Ouary, Malek Haddad, Jean Amrouche, Kateb Yacine. Il ajoute le marocain Driss Chraïbi. Il dresse des analogies entre ces romanciers et Roger Ikor ou Arnold Mandel. De même, il ouvre son article sur six romans écrits par des écrivains français : Bernard Coutaz, J.H Louwick, Jacques Lanzmann, Geneviève Serreau, Janine Oriano. Ici, Jean Déjeux morigène. Distribue les bons et les mauvais points, renvoie les uns et les autres qui à son parti pris idéologique, qui à l’exploitation commerciale d’un filon (l’Algérie, déjà !), qui à une ignorance crasse du sujet ou au vide narratif. Il n’est pas tendre et houspille auteur, éditeur et journaliste pour leurs clichés et invraisemblances sur les "Norafs".

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Cahier Nords-africains n°71, extrait texte
Texte extrait des Cahiers nord-africains, n°71, février-mars 1959 © Cité nationale de l'histoire de l'immigration

Déjeux snobe certaines statistiques ou recensions sociologiques. Au schéma de la lutte des classes ou à une dénonciation univoque de la colonisation, il préfère les données socio-psychologiques, l’approche culturelle, voire religieuse de l’"âme maghrébine". Il classe, ordonne, sépare. Il retient, selon une méthode qu’il utilisera plus tard, "divers moments", des "pérégrinations" et "comportements" algériens.
Jean Déjeux égrène donc en commençant par le premier âge, celui d’avant 1914, quand l’Algérien est "délégué" par le village ; suit l’entre deux guerres, lorsque "la vague déferle plus envahissante encore". Le départ du village constitue un autre "moment", de même que l’arrivée, à Marseille ou en gare de Lyon à Paris ; la vie dans les cafés-hôtels (plus représentatifs dit-il que les bidonvilles), l’espace du travail, là où le paysan devient prolétaire.

Perspicace, Déjeux retient de ses recensions, l’attente des femmes restées aux villages, séparées de l’époux ou du fils. Enfin, en 1959 le retour faisant encore partie "du cycle de la vie", l’immigré kabyle s’en revient au pays, accompagné parfois d’une Française.

La misère a sa part dans l’exil. Mais Déjeux retient aussi la curiosité, la quête de liberté, la tentative de prendre des distances avec une vie au village marquée par l’immobilisme et la monotonie. Pourtant l’émigré souffre de solitude, vit l’exil comme une prison, une séparation, un manque, une absence (celle de la mère). Quelques "valeurs refuges", traditionnelles ou religieuses, réchauffent l’exilé, comme l’entre soi communautaire et la solidarité qui peut déboucher sur une conscience collective et même politique. A contrario, l’immigré, découvrant l’individualisme, peut chercher à s’émanciper du groupe.

Si un certain spiritualisme ou certaines dichotomies (Occident/Orient musulman, modernité/immobilisme…) paraissent datés, plusieurs thèmes esquissés seront appelés à connaître d’importants développements et, pour certains, à demeurer d’actualité : dépersonnalisation de l’émigré-immigré, fractures ou fragmentations de l’être, discordance entre le soi et le monde extérieur (société d’accueil ou de départ), la migration comme émancipation (génération, village, groupe) et subversion de l’ordre et des valeurs traditionnels, unions mixtes et rencontre des cultures…

Mustapha Harzoune

L’ensemble des Cahiers nord-africains, et des Documents nord-africains, est conservé au centre de ressources Abdelmalek Sayad et est disponible à la consultation. Les deux titres ont également été numérisés et sont consultables via le portail documentaire de la médiathèque.
Pour en savoir plus :

À l’occasion de l’exposition Vies d’exil - 1954-1962. Des Algériens en France pendant la guerre d’Algérie présentée au Musée du 9 octobre 2012 au 19 mai 2013, un numéro des Cahiers est présenté sur le site chaque mois :