Portraits : des histoires singulières

Guy Etienne Ahizi Elliam

Né en 1924 à Grand-Bassam, Côte d’Ivoire
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Etienne-Guy Ahizi-Elliam, "alors je suis parti à la guerre..." © Atelier du Bruit
Etienne-Guy Ahizi-Elliam posant devant un portrait de lui jeune en magistrat © Atelier du Bruit

 

"Alors je suis parti à la guerre..."

1924 : Naissance à Grand-Bassam, Côte d’Ivoire
1942 : Engagement volontaire dans les Forces françaises libres
1944 : Entrée à la Faculté de Droit de Toulouse
1951 : Mariage à Toulouse avec une Française
1961 : Poste de magistrat en Côte d’Ivoire
1968 : Départ en retraite et installation à Toulouse

L’engagement

Quand la Deuxième Guerre mondiale a éclaté, j’avais 16 ans. Je voulais m’engager dans l'armée, mais on m’a dit : "Non, vous êtes trop petit, revenez quand vous serez majeur". A l’époque, la Côte d’Ivoire était une colonie française. Je suis né le 21 juillet 1924 à Grand-Bassam, à côté d’Abidjan, la première capitale de la Côte d’Ivoire, où les Français ont débarqué pour la première fois.
Moi je me sentais Français. Quand la France a été envahie, j’ai dit : "Les pauvres, il faut aller à leur secours". Alors à mes 19 ans, je venais de finir mes études d’instituteur à l’Ecole normale et je suis parti à la guerre. Il y avait d'autres volontaires, mais on était rare. Certains même avaient fui le pays parce que parfois, on prenait les gens d’office, s'ils étaient costauds et avaient le bon âge. C’était un idéal d’aller en France. Ceux d’avant, qui avaient fait 14-18, racontaient le soir et nous étions émerveillés. Nous aussi, on voulait voir comment c'était, là-bas. Je voulais m’engager pour la vie, jusqu’à ma mort, mais le règlement, c'était seulement cinq ans renouvelables. Si l'armée ne m’avait pas pris, j’aurais pleuré. Chacun a son destin et moi, j’étais trop porté à venir ici.

Ecouter Etienne-Guy Ahizi-Elliam (2min30)

Etienne-Guy Ahizi-Elliam, le tirailleur © Atelier du Bruit
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La demoiselle de Neuilly

Quand j’ai eu 7 ans, j’ai appris à lire et à écrire le français. A l’école on nous disait : "La France est un beau pays où on voit des monuments, ce n’est pas comme l’Afrique où il y a des bêtes sauvages". Ma sœur n’est jamais allée à l’école, c’était défendu dans la tradition. Dans ma tribu, les filles devaient apprendre à faire la cuisine, à laver. Il y avait aussi des parents qui disaient de ceux qui allaient à l’école : "Celui-là, il est foutu, il est Français !" Mon père, par contre, il fallait voir comme il était fier, quand j'y suis entré. Il avait une plantation de café et de cacao. Il savait un peu écrire le français, il notait des mots sur son carnet. A 11 ans, par l’école, j’ai commencé à correspondre avec Simone, une demoiselle de France, elle habitait Neuilly. J'ai connu Paris par les cartes postales, la géographie. Simone me décrivait la Tour Eiffel, le Panthéon, et moi je lui parlais de la forêt. On m’appelait "le Parisien" ! Quand j’ai reçu sa photo pour la première fois, c’était un événement. Ma mère racontait à tout le monde : "Mon fils se marie en France, voilà la photo". Enfin, on rêvait.

Ma mère se disait française

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Etienne-Guy Ahizi-Elliam, "alors je suis parti à la guerre..." - mère © Atelier du Bruit
Etienne-Guy Ahizi-Elliam, "alors je suis parti à la guerre..."; Photographie de sa mère © Collection particulière Etienne-Guy Ahizi-Elliam, Atelier du Bruit

 

Ma mère, elle, ne parlait pas le français, mais elle chantait en latin à la messe – en Côte d’Ivoire, la majorité de la population est catholique. Le père de ma mère était un administrateur français, un colon venu en Côte d’Ivoire, il s’appelait Porquet. Il a eu beaucoup de femmes et beaucoup d’enfants. Il ne restait pas avec les femmes, mais il reconnaissait les enfants. Il voulait leur donner une éducation, il les envoyait chez les bonnes sœurs, dans des écoles privées, loin de leurs mères. C’était dur, c’était un peu forcé, mais pour elles, qu'il leur donne le moyen de vivre, c’était déjà beaucoup.

Ma mère, donc, était métisse, mais elle se considérait comme une Française et en était très fière. Avec sa sœur, elle n'a rien appris à l’école, parce que quand leur père est parti pour une autre affectation, ma grand-mère a récupéré ses enfants. Les Porquet, c’est une très grande famille. Mon fils a trouvé un autre descendant au Sénégal. Ils ont même fondé une association. Peut-être que mon engagement vient aussi de là.

Tirailleur "sénégalais"

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Etienne-Guy Ahizi-Elliam, "alors je suis parti à la guerre..." © Atelier du Bruit
Etienne-Guy Ahizi-Elliam, "alors je suis parti à la guerre..." © Collection particulièreEtienne-Guy Ahizi-Elliam, Atelier du Bruit

Une fois engagé, je suis resté trois ou quatre mois dans un régiment de tirailleurs sénégalais. Il y avait des Sénégalais, des gens du Mali, du Burkina-Faso, des gens de chez moi. On parlait le dialecte ensemble. On n’était pas nombreux à avoir fait des études. Certains ne parlaient même pas le français. C’était très dur. J'étais arrivé avec des chaussures, mais on me les a enlevées, puisqu’un tirailleur n’y avait pas droit. On mangeait toujours du riz, au petit-déjeuner, à midi et le soir, alors que plus tard, dans le régiment avec les Français, on avait du vin, des pommes de terre, enfin des repas français. Les payes aussi étaient différentes, même pendant la guerre : un caporal français et un caporal africain n’avaient pas le même salaire, un soldat tirailleur sénégalais n’avait pas le même salaire qu’un soldat français.

Ouvrir la route

Finalement, il y a eu un incident : mon colonel m’a dit de me mettre au garde-à-vous, j’ai répondu que je l’étais déjà, le ton est monté et j'ai eu huit jours de prison pour désobéissance. Ensuite, pour me punir, il m’a envoyé à Rabat, au RICM, le Régiment d’infanterie coloniale du Maroc, mais je suis bien tombé. On est arrivé à Casablanca le 8 novembre, presque en même temps que l’armée américaine, débarquée le 7 novembre. De là, on a fait la Tunisie, l’Algérie, la Corse, où on s’est entraîné pour débarquer à Toulon. Au RICM, il y avait une majorité de gens d’Afrique du Nord, mais aussi des Français qui avaient fui la France occupée en passant par l’Espagne, et enfin, une dizaine de tirailleurs sénégalais. C'était un régiment de reconnaissance : on avançait les premiers pour ouvrir la route, inspecter le terrain, repérer les positions ennemies. C’était dangereux, parce que nous étions les premiers visés. Le plus souvent, je m’occupais du ravitaillement en essence et en munitions. J’avais même un chauffeur qui était un Blanc !

A la guerre comme à la vie

Cette guerre, ce n’était plus comme en 14-18, où il y avait des face-à-face. On envoyait des chars, on tirait au canon, mais on ne voyait pas l’ennemi, sauf quelques soldats qui se perdaient. Parfois aussi, parce qu'on était toujours à l'avant, on se retrouvait pris entre deux feux. Après le débarquement en Provence, nous avons été bombardés pendant trois jours par les troupes allemandes et américaines à la fois. On a fait un trou dans la terre, on s’est mis dedans et on a attendu que ça cesse. C’est là que j’ai connu les moments les plus terribles. Mais on est à la guerre comme à la vie. On s’habitue.
On est ensuite remonté jusqu’à Belfort, puis de là, en 1944, j’ai été renvoyé à Toulon et à Fréjus, où il y avait des campements de tirailleurs africains. C’était à cause du froid, officiellement. C’était l’hiver et ils ont dit aux Africains : "Ceux qui ont trop froid peuvent être rapatriés." Mais je crois qu’il y avait des raisons politiques à cela. Au début, il y avait eu énormément d’Africains dans ces Forces françaises libres, parce qu'une partie de l'armée de De Gaulle s'était formée en Afrique. À la Libération, on devait vouloir montrer que la majorité était faite de "vrais" Français.

Esprit de corps

Entre soldats, on avait quand même ce qu’on appelle l’esprit de corps. On était tous ensemble, on défendait la même cause, le même drapeau. On était uni et solidaire au combat. J’ai vu des Français secourir des tirailleurs, et aussi le contraire. Quand on est blessé, quand on a peur, on se serre les coudes, on ne regarde pas la couleur. Au front, quand les fusils crépitent, on est comme des frères. Ca, je l’ai gardé, je m’en souviens.
Puisque je m’étais engagé pour cinq ans, j’ai servi dans l’administration de l’armée à Paris et à Toulouse jusqu’en 1946. J'ai eu la possibilité de m'inscrire à la faculté de droit, à Paris, ce qui à l'époque, pour un jeune Africain, était un vrai rêve auquel on n’avait pas droit, en dehors de quelques privilégiés, des gens riches et des fils de chef. La Côte d’Ivoire envoyait un certain nombre de boursiers, qui par la suite, revenaient occuper des postes importants. Tandis que mon père à moi était planteur, ce n’était pas le Pérou. Je me suis battu pour étudier, parce que mon colonel voulait m'envoyer en Allemagne avec les troupes d’occupation. Il affirmait que je n’étais pas venu en France pour faire des études, mais pour servir l’armée.

Le coup de pouce d’Houphouët

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Etienne-Guy Ahizi-Elliam, "alors je suis parti à la guerre..." © Atelier du Bruit
Etienne-Guy Ahizi-Elliam posant devant un portrait de lui jeune en magistrat © Atelier du Bruit
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Etienne-Guy Ahizi-Elliam, "alors je suis parti à la guerre..." - père © Atelier du Bruit
Etienne-Guy Ahizi-Elliam une photographie de son père à la main © Atelier du Bruit

Alors je suis allé voir le premier député ivoirien, Félix Houphouët-Boigny, qui allait devenir le président de la Côte d’Ivoire indépendante. Je ne le connaissais que de nom, mais je lui ai expliqué mon cas et il est intervenu efficacement, peut-être auprès du ministère des Armées ou des Colonies. Un officier français que j’avais connu en Afrique m’a aidé aussi. Il m’a envoyé à Toulouse, où il y a une faculté de droit et j’ai pu continuer mes études. J’habitais dans la caserne et j’étais libre d’aller à l’université. Je voulais étudier. Ici en France, j’ai rencontré un avocat qui m’a un peu influencé, mais c’était surtout mon choix. La famille n’a rien à y voir. Si j’avais écouté mon père, j’aurais commencé à travailler tout de suite après mon certificat d’études. Il avait un camarade blanc, un Français, qui avait un commerce et qui m'avait pris pendant les vacances pour travailler. Il payait bien et puis il donnait des bouteilles de whisky, en cadeau. Alors mon père a voulu que j'y reste pour de bon. Je n’étais pas d’accord et à 12 ans, j’ai quitté mes parents, j’ai fugué pour aller vivre pendant un an avec ma grand-mère. Par la suite, mon père m’a donné raison et il était content.

Le grand-père, la cour et la vocation

Mon autre grand-père était un grand chef coutumier, au village. Il s’occupait des jugements, en cas de litige ; si l'épouse voulait quitter son mari, s’il y avait des bagarres ou des vols, ça se résolvait sur le plan coutumier. Les rencontres avaient lieu à 4h du matin et les affaires devaient se régler avant le lever du soleil, autrement tout le monde devait revenir le lendemain. Les gens s'installaient dans notre cour et chacun exposait son affaire. Le chef réunissait les notables autour de lui et ils délibéraient, comme aux Assises. Et à la fin, ceux qui étaient en tort devaient payer une amende de deux bouteilles de vin ou d’une bouteille de gin. Ensuite, tout le monde buvait. J’aimais beaucoup ce moment-là, quand on distribuait l'alcool. Mon père prenait la première gorgée et il m’en donnait quelques gouttes. C’était très joli, ces jugements, j’y pense encore. Chaque fois qu’il y en avait, j’étais là.
Mon grand-père était un homme grand, fort. Il avait beaucoup de statuettes anciennes, il s’était intéressé à l’histoire de la Côte d’Ivoire, il savait beaucoup de choses. C’est peut-être lui qui m’a donné la vocation de la magistrature.

Retour en Afrique

J’ai rencontré mon épouse à Toulouse, au bal, en 1951. Quand j’ai dit à mes parents que j’allais épouser une Française, ils ont dit : "Elle va venir nous commander ici !" Après, ils l'ont connue et ils n'ont plus eu peur. Notre premier fils est né en 1951 ; après lui, nous avons eu encore quatre garçons. En France, nous étions très pauvres. Au marché, je n’ai jamais acheté un poulet entier, alors qu'en Afrique, j'aurais pu avoir tout un mouton. Finalement, on m’a affecté à Dakar, puis en Mauritanie. Les Africains préféraient être jugés par des compatriotes et les Français en ont tenu compte ; ils ont aussi formé des avocats, petit à petit. J’avais fait un stage au tribunal de Toulouse, mais je n’ai jamais travaillé en France. Je suis surtout resté longtemps en Côte d’Ivoire. J’ai été greffier, procureur, juge d’instruction et président des Assises. La prison, on l’a héritée de la France, elle n’existait pas en Afrique. Et les cellules n’étaient pas comme ici : on enfermait 50 personnes dans un réduit de 5m2. Quelquefois, ils devaient tirer au sort pour s’allonger à tour de rôle. C’était très dur, parfois, de prendre une décision de magistrat. J’ai toujours fait avec ma conscience.

Anciens combattants

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Etienne-Guy Ahizi-Elliam, "alors je suis parti à la guerre..." © Atelier du Bruit
Etienne-Guy Ahizi-Elliam, "alors je suis parti à la guerre...". Cérémonie d'anciens combattant © Collection particulière Etienne-Guy Ahizi-Elliam, Atelier du Bruit

À l’indépendance, en 1961, j’ai choisi la magistrature ivoirienne, plutôt que de rester fonctionnaire français. Je crois que je devais ça à mon pays. J’avais servi la France, j’ai voulu servir aussi mon pays. Contrairement à beaucoup d'autres, j'ai eu la même pension d’ancien combattant que les Français, mais j’ai voulu lutter pour mes camarades. Comme j’étais fonctionnaire français, j’ai fait ma carte de combattant en France.

J’étais marié à une Française et j'ai obtenu facilement la nationalité française. C’était une démarche simple et rapide. En Afrique, pour devenir Français, c’était bien plus compliqué. Une dizaine d’année après la guerre, j’ai rencontré ici le commandant Rouget, qui avait été dans mon régiment. C’est lui qui a eu l’idée. Il m’a dit : "La guerre est finie et vous n’avez pas les mêmes pensions que les Français. Ce n’est pas normal." Nous n’avions pas les mêmes pécules pendant la guerre, ni les mêmes pensions après. Et pourtant, nous avions combattu pour les mêmes causes, nous avions souffert ensemble. Donc, nous avons créé une association, avec les tirailleurs sénégalais de quatorze pays africains. On venait en délégation avec des représentants de tous les pays à Paris. Une fois, un magistrat du Mali s’est fâché, il a dit : "Vous attendez que nous soyons tous morts pour reconnaître nos droits !" Et il a quitté la réunion. L’année d’après, la même réunion se tenait au ministère de la Défense et ils nous ont demandé où était notre camarade malien. On leur a répondu qu'il était mort.
Pendant plus de vingt ans, j’ai lutté pour l'égalité des traitements et maintenant, c’est enfin réglé. Le président Chirac a pris la décision de nous considérer au même titre que les soldats français. Nous avons lutté jusqu’à présent et aujourd’hui, nous sommes très heureux.

Retrouvailles

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Etienne-Guy Ahizi-Elliam, "alors je suis parti à la guerre..." © Atelier du Bruit
Etienne-Guy Ahizi-Elliam et sa femme © Atelier du Bruit

Depuis ma retraite, je suis revenu vivre à Toulouse, avec mon épouse. Puisque mes enfants vivent ici, j’ai choisi la France. Je voyage aussi en Côte d’Ivoire, où j’ai encore de la famille. Si demain ma sœur est malade, je prends l’avion et j’y vais. Elle est plus petite que moi et elle a eu des cheveux blancs avant moi. Le travail des femmes est parfois dur, aux champs. Elle, elle a eu sept filles, dont une a été élevée en France par ma femme, elle devenue doctoresse à Abidjan.

Tous les ans, je vais à Lourdes, car je suis très croyant. Je n’ai jamais eu de problèmes, j’étais dans les amicales des étudiants catholiques. De ce côté-là, j’ai beaucoup d’amis. J'avais 20 ans quand j’ai rencontré Simone pour la première fois, elle est devenue ma marraine de guerre. On ne s’est pas marié, on ne s’est même pas embrassé. Mais on s'est donné de nos nouvelles tout au long de notre vie. Elle est devenue professeur d’anglais, elle a eu des enfants, comme moi. C’est une amitié sincère.

Noirs et Blancs de peau

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Etienne-Guy Ahizi-Elliam, "alors je suis parti à la guerre..." - portrait © Atelier du Bruit
Etienne-Guy Ahizi-Elliam, "alors je suis parti à la guerre..." © Atelier du Bruit

Et puis en tant qu’ancien combattant, j’ai des liens très forts. Mon sentiment vis-à-vis de la France n’a pas changé, malgré ce qu’on dit, malgré les idées de Le Pen qui ont fait leur chemin. J’ai vécu des choses ici, pendant la guerre. J’étais le seul Noir et à Noël, pourtant, j’étais le seul à être invité à l’extérieur, alors que les autres restaient dans la caserne. J’ai été bien accueilli et les sentiments sont restés.
Quand j’entends : "Voilà un nègre qui vient manger notre pain", je dis : "Pauvre type". Je ne fais pas attention à ça. Je garde mes souvenirs plutôt que les insultes, ça ne m’effleure même pas. Et quand on me traite de "petit négro", je rigole même, parce que je ne sais plus si je suis noir ou si je suis blanc.

 

Guy Etienne Ahizi Elliam est décédé le 7 août 2011.

Témoignage recueilli en mai 2007
Production : atelier du Bruit
Auteur (entretiens, récit de vie, module sonore) : Monica Fantini
Photos : Xavier Baudoin