Autour du travail

Les entrepreneurs étrangers

"Toute l’histoire économique montre que l’étranger fait partout son apparition comme commerçant, et le commerçant comme étranger" écrivait dès 1908 Georg Simmel. 

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La boutique de confiserie de M. et Mme Khachérian à Valence dans les années 60 © Collection particulière Maggy Baron, Atelier du Bruit
La boutique de confiserie de M. et Mme Khachérian à Valence dans les années 60 © Collection particulière Maggy Baron, Atelier du Bruit

 


Outre les avantages liés à la posture extérieure de l’immigrant dans le développement des échanges, la notion même d’indépendance résonne d’une tonalité toute spéciale lorsqu’on étudie une population qui paraît, au prime abord, sans attaches, sans racines, et donc "naturellement" disposée à "entreprendre". Dans un parallèle souvent fait entre mobilité sociale et mobilité géographique, liberté de circulation rime souvent avec liberté d’entreprendre. L’hypothèse selon laquelle le "choix" de l’entreprise serait lié, chez les étrangers, à leur condition de migrant, est renforcée par les discours des immigrants eux-mêmes, déclinés autour des "attraits" de l’indépendance et des espoirs de "se mettre à leur compte". 

Le code du commerce et les étrangers : entre ouverture et fermeture

1880-1919 : Liberté de commerce sur fond de restrictions

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Documentation des établissements Waddington Fils et Cie, entreprise de filature et tissage de coton créée en 1792 à Saint-Rémy-sur-Avre (Eure-et-Loir) © Archives Départementales Eure-et-Loir - 6J13
Documentation des établissements Waddington Fils et Cie, entreprise de filature et tissage de coton créée en 1792 à Saint-Rémy-sur-Avre (Eure-et-Loir) par une famille originaire de Grande-Bretagne © Archives Départementales Eure-et-Loir - 6J13

Le Code du commerce de 1807 rend toute distinction nationale inopérante parmi les commerçants : les étrangers peuvent venir librement s’installer en France, monter ou acheter un commerce, un fonds artisanal, exploiter une industrie. Les années 1880-1919 voient la mise en place d’une série de restrictions à cette liberté d’établissement. Mais elles s’inscrivent dans une logique de police, cantonnées à certains secteurs au poids économique peu significatif mais importants symboliquement d’un point de vue « politique et moral », pour reprendre la terminologie de l’époque.

 

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Extrait du registre d’immatriculation des étrangers de la commune de Bordeaux. Enregistrement le 6 septembre 1890 de Mr Auguste Chevalier, faïencier belge © cliché A.M. Bordeaux-photographe Bernard Rakotomanga-3620 I 5 512
Extrait du registre d’immatriculation des étrangers de la commune de Bordeaux. Enregistrement le 6 septembre 1890 de Mr Auguste Chevalier, de nationalité belge et faïencier de profession. Enregistrement en vertu du décret du 2 octobre 1888, premier texte réglementant le séjour de l’ensemble des étrangers en France © cliché A.M. Bordeaux-photographe Bernard Rakotomanga-3620 I 5 512

Les interdictions professionnelles dressent en creux la liste des attributs du parfait criminel : le jeu (casinos), la drogue (pharmacies), la politique (presse). La loi du 16 juillet 1912 sur les nomades, légitimée par une logique du « maintien de l’ordre public », exclut les étrangers de la catégorie « forain » et réglemente, à partir du critère de nationalité, l’exercice d’un commerce ambulant. De même, la loi du 9 novembre 1915 qui réglemente l’ouverture, par des étrangers, de débits de boissons, a un but politique. Les débits de boissons sont les lieux privilégiés des réunions politiques, en particulier des militants pacifistes qui trouvent, dans les arrière-salles des bars et des cafés, la discrétion requise par leurs activités clandestines. Pourtant, la guerre de 1914-1918 constitue un moment de rupture dans les logiques d’identification : les commerçants étrangers deviennent l’objet de revendications spécifiques autour du thème des « profiteurs de guerre ». Sur le Registre du commerce, mis en place en 1919, figure d’ailleurs la nationalité.

A Paris, environ 15 % des créations d’entreprises dans les années 1920 sont le fait d’étrangers. De sexe masculin, pour leur grande majorité, ils sont originaires de plus de 40 nationalités différentes.

Durcissement des années 30

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Achetez francais. Illustration anonyme pour un papillon vers 1935. © Coll. Dixmier/KHARBINE-TAPABOR.
Achetez francais. Illustration anonyme pour un papillon vers 1935. © Coll. Dixmier/KHARBINE-TAPABOR.

La nationalisation du monde de l’entreprise date des années 1930. A la faveur de la crise économique, les plaintes pour « protéger le commerce honnête » et dénoncer la pseudo « concurrence déloyale des étrangers » se multiplient. L’Affaire Stavisky en février 1934 joue un rôle de catalyseur. Le scandale financier lié aux agissements d’un juif d’origine russe, naturalisé français, déclenche les foudres xénophobes et antisémites des ligues et de la presse d’extrême droite. Le procès de « l’escroc-métèque » (Charles Maurras) devient rapidement celui de l’ensemble des milieux d’affaires étrangers. Les critiques dépassent les cercles politiques de l’extrême droite pour trouver dans les institutions syndicales et consulaires un relais énergique.

Chambres de commerce et chambres des métiers se mobilisent avec succès. Suite au décret-loi du 12 novembre 1938, il devient interdit à tout étranger d’exercer sur le territoire français une profession commerciale ou industrielle sans justifier de posséder une carte d’identité spéciale portant la mention commerçant. La demande s’effectue à la préfecture, puis elle est transmise à la Chambre de commerce du département pour enquête et avis. L’heure de la liberté du commerce pour tous a sonné.

1984, retour à une liberté d’entreprendre

La fermeture du monde de l’entreprise aux étrangers, discours des temps de crise, resurgit à nouveau dans les années 1970 mais avec une efficacité moindre. Bien que les avis défavorables se multiplient, 80 % des candidats obtiennent leur carte de commerçant étranger. La loi du 17 juillet 1984 met un terme à ces pratiques : la nouvelle carte de résident, valable 10 ans, donne le droit d’exercer la profession de son choix, salariée ou indépendante. Depuis, le nombre d’entrepreneurs étrangers augmente : on recense 63 000 artisans, commerçants et chefs d’entreprises étrangers en 1982 mais 111 400 en 1999. C’est que l’indépendance devient un débouché, dans les contextes de crise, pour les exclus du marché du travail salarié.

Un entreprenariat qui prend des formes diverses

Différents modèles de réussite

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Au tournant du XXè siècle, l'entreprise Haviland & Cie (fondée par l'américain David Havilland et reprise par ses fils) devient  une des plus importante de Limoges. © Dalbis / Haviland
Au tournant du XXè siècle, l'entreprise Haviland & Cie (fondée par l'américain David Havilland et reprise par ses fils) devient  une des plus importante de Limoges. © Dalbis / Haviland

On a tôt fait de faire de l’entrepreneur étranger un emblème de réussite sociale. Figure d’une certaine élite, il témoignerait des potentialités d’intégration économique. L’image s’arrime à quelques cas de réussites spectaculaires, vite devenues exemplaires : ainsi des frères Pariente, Tunisiens, qui font de Naf Naf, petite entreprise créée dans les années 1970, une marque de la mode internationalement connue.

 

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Un ancien député de la Douma, à l'époque de l’Empire russe, exilé à Paris et devenu cordonnier, 1930 © Albert Harlingue / Roger-Viollet
Un ancien député de la Douma, à l'époque de l’Empire russe, exilé à Paris et devenu cordonnier, 1930 © Albert Harlingue / Roger-Viollet

Pourtant l’accès à l’indépendance n’est pas nécessairement synonyme de promotion sociale pour les immigrants. Nombre de réfugiés politiques trouvent dans la boutique la seule issue possible pour subvenir rapidement et sans trop d’entraves, à leur survie. Le sociologue allemand Norbert Elias, qui fuit l’Allemagne nazie, ouvre à Paris un commerce de jouets en bois en 1934 ! Les entrepreneurs étrangers se différencient entre établis et pionniers. Les premiers bénéficient d’assises dues à une présence plus longue dans la société française.

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Travail dans un atelier de confection arménien : l’atelier Terzian durant l’entre-deux-guerres © Centre de recherche sur la diaspora arménienne
Travail dans un atelier de confection arménien : l’atelier Terzian durant l’entre-deux-guerres © Centre de recherche sur la diaspora arménienne

Ils en tirent parti pour privilégier des implantations économiques à la fois plus individuelles, plus prospères et pourtant plus risquées. Les seconds, arrivés il y a peu, cherchent dans l’entreprise un moyen rapide de se construire une situation. Leurs entreprises sont moins riches mais également moins risquées ; elles fonctionnent surtout grâce aux ressources d’un passé migratoire encore proche.

Autre mythe, tenace, celui qui lie, quasi-mécaniquement, origine nationale et secteur d’activité. Les stéréotypes sont légion autour de l’épicier arabe et du buraliste asiatique comme naguère à propos du tailleur juif polonais et du maçon italien. Mais le succès des entrepreneurs italiens du bâtiment dans l’entre-deux-guerres tient d’abord à la forte croissance du marché immobilier à l’époque.

Comme aux caractéristiques du secteur du bâtiment : faible investissement de départ, en capital comme en machines, grande souplesse tant dans les rythmes que dans les structures de production et enfin, fort turn-over. Le secteur de la confection concentre également les étrangers nouvellement arrivés. Dans les entreprises du Sentier, à Paris, se succèdent immigrants d’Europe centrale et orientale, Turcs et Arméniens, Juifs d’Afrique du Nord, Chinois, Pakistanais etc. Les spécialisations professionnelles s’expliquent non par l’importation de traditions mais par la diffusion d’un type de travail, au sein d’une filière migratoire, ou encore par une logique d’accumulation professionnelle. Parmi les créateurs tunisiens d’entreprises du bâtiment dans les années 1970, 90% sont d’anciens salariés du secteur.

Rôle et place de la « ressource ethnique »

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M. Chang-Yong Yung (à droite) posant devant le magasin de M. Chu Pa, Paris, années 20. © Collection particulière Monique Bordry, Atelier du bruit
M. Chang-Yong Yung (à droite) posant devant le magasin de M. Chu Pa à Paris dans les années 20. © Collection particulière Monique Bordry, Atelier du bruit
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Le studio de photographie Zgorecki à Rouvroy, 1920-1930.
Le studio de photographie Zgorecki à Rouvroy, 1920-1930.

Est-ce à dire que l’entrepreneur étranger fonde nécessairement son succès sur la ressource ethnique, exploitant ses compatriotes dans des entreprises vitrines sociales des communautés ? Venue d’outre-Atlantique, la littérature sociologique sur l’entreprise ethnique décrit la mise en place d’un marché économique autonome et distinct, qui alimente les flux migratoires en facilitant l’emploi et la mobilité sociale des immigrants.

Ces entreprises participent à la construction des communautés : elles rendent possible la mise en place de pratiques communes de consommation et d’approvisionnement et favorisent la sociabilité. Mais tout ne se résume pas à l’ethnicité. Les entrepreneurs étrangers puisent leurs ressources relationnelles et capitalistiques dans le couple, la fratrie, la communauté d’origine mais s’appuient aussi sur les réseaux noués en France, avec d’autres immigrés, voisins ou amis.

Les ateliers de Belleville, dans l’entre-deux-guerres, bruissent de mille langues, associant Grecs, Turcs et Juifs polonais dans un empire du cuir international, qui ne s’embarrasse pas de frontières communautaires. Le partage des espaces commerciaux et le travail en commun dans les entreprises des étrangers suscitent des solidarités. Mais elle provoque aussi tensions et concurrences entre les immigrants, comme entre Français et étrangers.

Certaines pratiques dénotent parfois une volonté d’échapper aux stigmates de l’origine sur la scène économique. Norbert Elias baptise son entreprise les « Ateliers Norbert », comme s’il cherchait à dissimuler son patronyme étranger, aux consonances juives. Car, ne l’oublions pas, nombre d’entrepreneurs ne mettent en avant ni leurs origines ni leur nationalité dans leur activité.

Claire Zalc, chargée de recherches au CNRS, Institut d’histoire moderne et contemporaine
Ce texte a été initialement publié dans le Dictionnaire historique des patrons français  (ouvrage sous la direction de Jean-Claude Daumas, Flammarion, 2010)