Chronique livres

Brothers

de Yu Hua, traduit du chinois par Angel Pino et Isabelle Rabut, éd. Actes Sud, 2008, 717 pages, 28 euros

La littérature chinoise occupe depuis quelques années de plus en plus de place sur les rayons des librairies et des bibliothèques. La Chine étant un continent, difficile pour le non-spécialiste de s’y retrouver dans ce foisonnement d’auteurs qui, pour appartenir au même pays, sont issus de régions aussi éloignées qu’Oslo et Séville – pour se faire une idée à l’européenne – et appartiennent à des cultures ou à des univers socio-économiques divers, à des générations ou à des courants littéraires très différents. Yu Hua est né en 1960 à Hangzhou dans la Zhejiang, capitale du célèbre thé longjin au sud de Shanghai. Cinq de ses romans ont déjà été traduits en français – dont Vivre, adapté à l’écran par Zhang Yimou qui obtint pour ce film le Grand Prix du Festival de Cannes en 1994. Comme nombre d’autres romans de ces dernières années, Brothers raconte, à travers des parcours existentiels, l’histoire de la Chine : celui-ci, s’intéresse à la période entre la Révolution culturelle et l’époque de cette frénésie marchande, cette avidité d’enrichissement des années quatre- vingt-dix et deux mille. De ce point de vue, Le Chant des regrets éternels, de Wang Anyi(1), paraît plus fort, exception faite des pages sur la révolution culturelle où Yu Hua montre l’horreur, la violence, la barbarie, même, dont le peuple chinois pouvait se rendre coupable. À l’heure où une partie de la jeunesse occidentale défile dans les rues scandant “faites l’amour pas la guerre”, une partie de la jeunesse chinoise, à mille lieux de ces idéaux humanistes, s’adonne allègrement aux pires sauvageries. Brothers dénonce d’abord cette période tout comme la folie capitaliste qui s’emparera ensuite d’une partie du pays et de sa population, tandis que l’autre en fait les frais. Rien de nouveau sous le soleil littéraire chinois, depuis notamment Gao Xingjian, le Nobel, qui appartient, lui, à la génération des écrivains exilés ; rien de nouveau non plus depuis les dénonciations des dissidents comme Liu Xiaobo : “En Chine, l’intérêt a remplacé la loi et la conscience.” Non, la véritable originalité de Brothers est ailleurs : dans l’histoire et l’écriture. Yu Hua raconte le parcours de deux hommes, qui ne sont pas frères, mais que la vie va rassembler dès leur plus jeune âge et lier d’un lien encore plus fort que l’affection fraternelle. Li Guangtou est le fils de Li Lan, et Song Gang, celui de Song Fanping. Les deux parents s’aimeront, mais seront emportés par le vent de l’histoire ou la maladie. Li et Song vont grandir seuls ; seuls –mais ensemble – ils feront face à l’adversité, s’épauleront, se rassureront. Passé les horreurs de la révolution culturelle, les chemins des deux frères divergeront. Tandis que l’un s’élèvera au sommet de la puissance financière, l’autre sombrera. L’un deviendra le plus riche, tandis que l’autre finira le plus pauvre du bourg des Liu. Grandeur et décadence, donc. L’amour pour la belle et callipyge Lin Hong sera à l’origine de la séparation des deux frères. Li Guangtou éconduit se fera faire une vasectomie. Faut-il convoquer Freud et son Léonard de Vinci pour comprendre cette énergie déployée plus tard par Li pour accumuler tant d’argent et tant de femmes ? Li, le débrouillard libidineux, “sans foi ni loi” pour arriver à ses fins, sanguin et brutal, est malgré tout attendrissant. Song est honnête et droit, sans autre aspérité que sa naïve dévotion aux autres, à son frère et à Lin. Yu Hua montre comment “le torrent impétueux de la révolution” a fini par devenir “un petit ruisseau insignifiant” : “Aujourd’hui, les temps ont changé, la société a changé : on ne décroche des marchés qu’à coups de pots-de-vin. Je n’aurais jamais imaginé que ces tendances malsaines se répandraient si vite et si brutalement.”, dit Li Guangtou. Et Yu Hua suggère plus qu’il ne montre “la collusion du monde de l’administration et du monde des affaires”, le sort des ouvriers migrants contraint de vérifier l’adage “l’homme n’est pas un arbre, pour vivre il doit bouger”, les impostures des puissants... Il y a des scènes à ne pas manquer : l’irruption de la “Grande Révolution culturelle” dans le bourg des Liu ; la cours maladroite et brutale que Li fait à Lin, l’amour naissant entre elle et Song, les succès économiques de Li, le concours des vierges et l’organisation de l’économie de l’hymen... L’écriture, limpide de bout en bout, déploie une force romanesque impressionnante. Par de simples effets de style, Yu Hua parvient à dévoiler au lecteur occidental quelques aspects de la société chinoise : son gigantisme ou l’omniprésence de la multitude ; ces “masses”du bourg des Liu, “foule” curieuse et attentive qui s’attroupe à la moindre occasion, spectatrice, animée d’un mélange de curiosité, de malveillance et d’envie. Yu Hua multiplie les registres : humour, distance, ironie, satire... La farce – à se tordre de rire parfois – et la tendresse – notamment pour ses personnages – ne sont jamais loin. La langue est familière, voire crue, parfois. Et face aux drames de l’histoire et des existences individuelles, l’humour peut être noir, il lui arrive pourtant d’être délicat – de cette délicatesse qui rappelle La Vie est belle, du réalisateur Roberto Benigni –, comme dans cette scène où Song Gang, qui vient d’être torturé, ment à deux gamins... Publié en Chine en 2005 et 2006, Brothers y a rencontré un énorme succès : un million d’exemplaires vendus..