Chronique cinéma

Délice Paloma - Nadir Moknèche

Levée d’écrou pour Zineb Agha (l’époustouflante Biyouna), dite Madame Aldjéria. Elle s’était donné le nom du pays et attribué le titre de “bienfaitrice de l’humanité”. Rien que ça ! Elle tenait le haut du pavé algérois depuis son appartement en vigie au XVIIe étage de l’immeuble La Fayette, donnant, moyennant finances, quelques coups de pouce au mektoub. Entourée de comparses : Mina, sa sœur sourde et muette, discrétion garantie (Fadila Ouabdesselam), Zouina, alias Shéhérazade, sa capiteuse associée (Nadia Kaci), son fils chéri Ryad (Daniel Lundh), fruit d’amours fugaces avec un coopérant italien, indolent ragazzo qui lézarde sur les terrasses en matant les filles et élevant des chardonnerets(1), Me Djaffar (Lyes Salem), l’indispensable homme de loi, sémillant et retors en cas de coup dur – et bientôt la perle rare, Rachida, baptisée Délice Paloma (Aylin Prandi), à qui personne ne résistait. Elle cherchait humblement à réaliser un rêve d’enfance. S’approprier et redonner vie aux thermes romains de Caracalla dans la région de Fouka. Seulement, voilà que le vent a tourné, même s’il y a longtemps que les morales (!!!!!) coloniales, socialistes, nationalistes, panarabes, islamistes font relâche et que l’Algérie émerge ou s’enfonce – c’est selon – dans un sauve-qui-peut général. Dans un survêt’ défraîchi, Aldjéria sort de trois années de prison pour diverses magouilles et malversations et surtout à cause d’une affaire de trop. Voilà qui n’est pas gai. Détrompez-vous. Avec sa gouaille presque intacte et quelques économies dans les faux plafonds de son appartement dévasté, elle va faire front et surtout nous raconter à coups de flash-back les splendeurs et misères de son exceptionnelle carrière. On peut considérer que Délice Paloma est le troisième volet d’une trilogie illustrant une sorte de movida à l’algérienne qu’incarne à lui tout seul le jeune réalisateur Nadir Moknèche (Le harem de Madame Osmane, en 2000, voir le n° 1227 d’Hommes et Migrations, et Viva Laldjérie, en 2004, voir le n° 1 249 de notre revue). Les égéries sont les mêmes : de la flamboyante Biyouna, icône des cabarets et de la télévision, à la “boticellienne” Nadia Kaci. Elles ne dépareraient pas les collections d’Almodovar (d’Angela Molina à Carmen Maura). De même que ses truands de la nouvelle économie, des pouvoirs occultes ou du trabendo sont voisins du clan des Siciliens. Le pompon revenant à Ben Baba, cet ex-ministre des Droits de l’homme et de la solidarité nationale (le caracolant Abbés Zahmani) offrant à sa femme (Attica Guedj), entre deux “carambouillles”, gigolo et week-end aux Baléares. Les audaces se bousculent pour faire reculer les tabous. Mais la grande originalité de Moknèche se situe ailleurs que dans des réminiscences du cinéma italien ou espagnol. Il y a une exaltation de la bâtardise, à travers des télescopages de lieux et de cultures, des courts-circuits civilisationnels dans un grand mixage méditerranéen, des personnages à volte-face et identités variables. Se construit ainsi sous nos yeux le puzzle d’un Alger, saisi comme jamais, avec son “square” notoirement libertin où tapinent les femmes en haïk(2), ses perspectives inversées depuis les terrasses du La Fayette ou la jetée-piscine du RUA(3), son cinéma music-hall Alhambra que se disputent les époux Belil (Hafsa Koudil et Ahmed Benaïssa), son cabaret Le Miami où l’alcool coule à flot et où se côtoient les pontes du régime, affairistes d’Oran ou entrepreneurs asiatiques, son glacier La fleur du jour – créateur du fameux sorbet au jasmin qui donne son nom à l’héroïne et son titre au film –, les Bains de Fouka jouxtant les ruines de Tipaza, le tombeau de la Chrétienne, l’allée des palmiers géants du Jardin d’Essai... et jusqu’à un islamiste barbu, qui ressemble comme une goutte d’eau à une autre goutte d’eau à un apôtre de fresque chrétienne ! Moknèche n’arrête pas de le dire et de le montrer : l’Algérie est ce pays en pleine mutation qu’il appelle affectueusement et ironiquement “mon Caucase”. Allez déguster ce Délice Paloma, un vrai régal qui se permet même des touches plus graves, une sorte d’arrière-goût amer pour rappeler la prégnance des “années tordues”. Une mère de disparu, brandissant le portrait de son fils, est priée d’aller se faire voir ailleurs. On ne résout pas tous les problèmes à coup de chipa(4) et en poussant le son du raï !

 

1. El maqnine ou el maknine, oiseau mascotte des Algérois. 2. Voile blanc traditionnel. 3. Ancienne piscine privée du Racing universitaire d’Algérie. 4. “Pot de vin”, en argot algérois.