Chronique livres

Histoires intimes de la guerre en Espagne, 1936-2006, la mémoire des vaincus

Patrick Pépin

Période 1936-1939 : trois ans d’une guerre civile où les troupes franquistes ont fait de la haine et de la violence une arme de guerre systématique. Quarante années d’une dictature qui jamais n’a relâché la pression ni desserré le garrot : le 2 mars 1974, Salvador Puig i Antich sera garrotté, à l’âge de 26 ans et l’année même de la mort du Caudillo, en 1975, cinq opposants basques seront exécutés, le plus jeune à tout juste vingt-et-un ans. Pendant quatre décennies, Franco a fait de son pays une terre divisée en vainqueurs et en vaincus. Une Espagne hémiplégique, paralysée par la répression, la peur, la dissimulation d’une moitié de sa mémoire. Une chape de plomb s’est abattue sur la félonie des officiers putschistes, sur la sauvagerie des troupes fascistes, sur les tueries, les charniers, les disparitions, l’exil. Là encore, il a fallu taire les camps, en France d’abord, en déportation ensuite, dans les camps nazis comme celui de Mauthausen(1). Bien longtemps après la mort du dictateur et malgré près de trente années de démocratie, le silence a persisté. Malgré quelques initiatives, il a fallu attendre le début des années 2000 pour assister au réveil de la mémoire espagnole, avec celle des victimes du franquisme, celle des Républicains : articles de presse, publications, manifestations, œuvres culturelles, mais aussi excavation de charniers, exhumations et identification des corps. Portée par les petits- enfants des Républicains et quelques acteurs encore en vie, cette “mémoire s’est installée durablement dans l’actualité politique et sociale espagnole”, écrit Patrick Pépin. Ce livre, au parti pris éditorial assumé d’entrée, reprend une série d’émissions diffusées sur France culture en 2004. Il rassemble des témoignages de “militants de la mémoire”, rapportés avec sobriété, mais portant cependant une charge émotionnelle forte. Tous sont inscrits dans une perspective historique ou replacés utilement par l’auteur dans le contexte des débats et des enjeux qui traversent toujours la société espagnole. Cette mémoire est d’abord portée par les descendants, les petits-enfants des victimes. Ces orphelins d’une histoire familiale et nationale interpellent historiens et responsables politiques. Il y a là par exemple Emilio Silva, le président de l’Associacion para la recuperacion de la memoria historica, Asun Esteban, universitaire à Salamanque ; Javier Castan, l’historien aragonais de Jaca ; Montsé Armengou, journaliste à la Televisio de Catalunya qui, dans ses reportages plusieurs fois primés, montre la réalité de la répression franquiste et revient sur le sort des enfants disparus, dont certains, enlevés en prison à leur mère, ont été placés dans des familles franquistes ou des orphelinats dirigés par des religieuses, histoire de leur refaire une santé idéologique. Francisco Martinez-Lopez est lui un ancien guérillero qui a combattu la dictature jusqu’en 1951. Il milite aujourd’hui pour que ce combat ne soit pas oublié. Il y a aussi des témoignages d’exilés : Paquita Merchan, quatre-vingt-quatre ans, ancienne combattante madrilène qui finit ses jours dans une banlieue parisienne ; Antoine Blanca, ci-devant ambassadeur de France ; Aniceto Ménandez, journaliste, né au Mexique et devenu français à l’âge de vingt-et-un an, ou encore Odette Martinez, née en France, professeur de Lettres, qui montre pourquoi les déconvenues de l’histoire commune sont à l’origine d’une image brouillée de la France. Pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps ? Comment “l’humiliation de l’oubli” a-t-elle pu perdurer après la mort du dictateur ? Patrick Pépin avance quatre réponses : la durée même de la dictature ; un climat de violence et de peur maintenu durant les quatre décennies du franquisme. Nombre de témoignages confirment cette peur, montrent concrètement comment Franco “avait organisé un cadenassage des esprits et une crainte ontologique qui ont durablement structuré la société espagnole”. Il y a aussi les conditions mêmes de la transition démocratique, qui a vu le régime tomber non pas sous l’action des vaincus d’hier mais de la belle mort du dictateur. Enfin, pour qu’un processus démocratique ait pu voir le jour en Espagne, il a fallu en passer par un compromis et respecter la règle de l’omerta sur les crimes et les responsabilités des bourreaux. Depuis six ans, les choses ont bien changé. Cette mémoire longtemps réduite au silence ne cesse de se rappeler au souvenir des Espagnols. “Cette mémoire est comme une boule de neige qui se charge au fur et à mesure qu’elle roule”. Les morts réclament justice. Des familles meurtries exigent des réparations et les descendants militent pour que toute la lumière soit faite sur l’histoire récente de leur pays et qu’enfin sortent de l’ombre cette armée d’hommes et de femmes qui fut non seulement l’honneur de l’Espagne, mais aussi celui d’une Europe écrasée sous la botte fasciste. L’enjeu n’est pas d’ouvrir une nouvelle ère de haine ou de réveiller d’anciens démons mais de préparer “un futur plus clair”, en commençant par respecter toutes les composantes de l’identité espagnole. Comme le dit Odette Martinez, “si cette mémoire est reliée au présent, c’est de l’or. C’est de la fécondité pour l’avenir”.