Article de dossier/point sur

Introduction

professeure émérite, université de Warwick
principal research fellow, université de Warwick(1)

Ce numéro d’Hommes & Migrations est le fruit d’une recherche sur l’engagement civique et politique des femmes originaires d’un pays de tradition musulmane, en Grande-Bretagne et en France. Ces femmes sont rarement considérées comme des actrices à part entière dans l’espace public de la politique, leur participation dans ce domaine étant reléguée à la portion congrue par les médias et les discours des politiques. Elles sont, en effet, le plus souvent perçues dans la perspective de problèmes essentiellement liés aux questions de sexualité et aux rapports de genre (voile, mariages forcés, crimes d’honneur, etc.). En dépit de quelques avancées dans ce domaine, les chercheurs eux-mêmes s’intéressent plutôt à l’action des hommes parmi ces populations, tandis que les recherches sur ces femmes restent espacées et tendent à se concentrer sur le thème de l’éducation, de l’emploi et de la vie culturelle ou religieuse. Par contre, leur engagement civique et politique n’a pas donné lieu à des recherches significatives. De plus, en France comme en Grande-Bretagne, les préjugés et les stéréotypes dominants sur ces femmes nous les dépeignent comme étant passives, soumises, cloîtrées, privées d’autonomie ou encore, du moins en France, comme une menace pour la République. Néanmoins, leur engagement se manifeste de diverses façons tout en demeurant caché ou ignoré. Ces femmes se fraient un chemin complexe entre les mythes de la modernité occidentale et les traditions et les valeurs musulmanes. De surcroît, les espaces publics des sociétés occidentales sont peu accueillants en raison du racisme existant et, depuis les attentats de New York (2001) et de Londres (2005), à cause d’une islamophobie exacerbée. Le port du hijab (foulard) en public expose souvent certaines de ces femmes à l’hostilité non seulement des racistes patentés mais aussi de certains laïques, libéraux et féministes. En conséquence, la conjoncture ne leur a pas permis de se distinguer clairement comme des sujets politiques autonomes dans nos sociétés.

Il nous est apparu crucial d’étudier comment les femmes originaires de pays de tradition musulmane articulent leur engagement civique et politique et comment sont appréhendés les obstacles et les opportunités qu’elles rencontrent au sein des sociétés britannique et française, qu’il s’agisse de la sphère privée ou de la sphère publique.

Nous explorons également dans quelle mesure l’islam a pu jouer un rôle dans leur engagement politique et comment il se décline. Pour examiner ces ques tions, la France et la Grande-Bretagne nous offrent un terrain comparatif de choix. En effet, ces deux pays partagent une histoire de la migration issue de la colonisation ainsi qu’une population conséquente de migrants originaires de pays de tradition musulmane.

Cependant, la France et la Grande-Bretagne ont adopté des approches contrastées envers leurs immigrés, la première poursuivant une politique multicultu raliste et la seconde un républicanisme universel. Enfin, les fondements laïques de l’État français ont pris une nouvelle signification avec la loi de 2004 sur l’interdiction des signes religieux ostentatoires à l’école, alors que l’Église et l’État ne sont pas séparés au Royaume-Uni où l’existence d’une Église d’État a indirectement permis aux musulmans d’obtenir un certain nombre de concessions. Par une comparaison entre les deux pays, cette recherche a pour but de remettre en question la présomption de non-participation des femmes de culture musulmane à la politique, puis d’examiner leurs modes de participation.

Un engagement politique féministe et musulman

Nous avons mené à bien une étude comparative entre la France et la Grande-Bretagne qui s’est déroulée sur quatre ans, ce qui nous a permis de mettre en place un travail de terrain approfondi dans les deux pays. Qui sont exactement les sujets et l’objet de notre recherche ?

Tout d’abord, sur qui porte cette recherche ?

Il s’agit des femmes dont les origines familiales se situent dans un pays de tradition musulmane, c’est-à-dire les croyantes et les non-croyantes, les pratiquantes et les non-pratiquantes de l’islam. En anglais, nous avons utilisé le terme de “women from Muslim communities”. La comparaison de ces deux terrains nationaux, France/Grande-Bretagne, soulève d’emblée des questions de terminologie et de catégories épistémologiques. En Grande-Bretagne, le terme “musulman” recouvre aujourd’hui une entité sociologique. En effet, alors que les populations originaires de pays de tradition musulmane s’étaient en premier lieu organisées en communautés sur une base ethnique, elles se sont ensuite différen ciées en tant que musulmanes à la fin des années quatre-vingt. Cela se manifeste par leur auto-identification et leur mobilisation tout autant que par leur reconnaissance par les autorités publiques et les institutions. Cette reconnaissance a été confirmée par une question sur l’appartenance religieuse à partir du recensement national de 2001. En France, le vocable “musulman” a suivi un itinéraire fragmenté.

À l’époque coloniale, il s’appliquait aux Arabo-Berbères d’Algérie qui avaient conservé leur statut personnel et restaient soumis au code de l’indigénat. Il a resurgi en France au XXIe siècle où il est davantage associé à une appartenance confessionnelle qu’à une catégorie sociologique. La traduction de l’expression anglaise “femmes de communautés musulmanes” n’a donc pas la même connotation en français. Elle n’est pas vraiment appropriée, d’autant qu’elle risque d’inviter dans le débat une discussion sur la question des communautés. Il reste donc problématique de l’utiliser dans le cadre de notre étude en France. Néanmoins, l’articulation entre islam et engagement constitue l’un des paramètres de notre recherche (mais il n’est pas le seul). D’où notre choix de populations dans les deux pays.

Le terme “politique” appelle également des clarifications. Nous avons choisi de définir l’“engagement politique” non seulement dans son sens traditionnel le plus étroit (c’est-à-dire la participation aux partis politiques et aux élections), mais également selon une acception qui comprend toute participation à des initiatives collectives de caractère public : associations, ONG, manifestations, syndicats, mouve ments sociaux, etc., en plus de la participation à des partis et au processus électoral. Notre étude s’attache à accorder une place d’honneur aux femmes elles-mêmes, à leur point de vue, à leurs propres analyses. Notre cadre conceptuel s’appuie sur un cadre féministe (2), sur la méthodologie tourainienne (3) et sur les paramètres théoriques “réalistes” de Margaret Archer (4). Plus précisément, cette recherche examine la participation civique et politique de ces femmes ainsi que les facteurs qui entravent ou facilitent leur participation dans leur sphère d’action et dans leurs groupes de référence, c’est-à-dire le groupe de la même origine ethnique et nationale, la société britannique ou française, le groupe religieux, musulman. Nous analysons l’articulation de leur action avec la dimension musulmane.

En Grande-Bretagne, les populations sur lesquelles porte notre recherche sont principalement les minorités ethniques originaires de la péninsule indienne (Pakistan, Bangladesh, Inde, Afrique orientale). Les caractéristiques de l’islam britannique et de ses musulmans sont dominées par l’islam de la péninsule indienne, tandis que celles des autres nationalités, minoritaires et plus tardivement arrivées, demeurent éclipsées.

Le dernier recensement national de 2001, dont les données sont dispo nibles (5), compte 1,6 million de musulmans. En France, la majorité des populations originaires de pays de tradition musulmane trouvent leurs origines au Maghreb, mais d’autres viennent de Turquie ou d’Afrique subsaharienne. Cette population est évaluée, par le ministère de l’Intérieur chargé des cultes, à environ 5 à 6 millions (6).

À l’exception de l’enquête quantitative qui était pourvue d’un questionnaire traduit dans la langue appropriée en Angleterre, la plupart des données s’appliquent à des femmes ayant un certain niveau d’instruction. Des questions de financement n’ont pas rendu possible le recrutement d’interprètes, si bien que nous avons contacté principalement des femmes qui parlaient l’anglais ou le français et avaient été scolarisées en Europe. Nos données ont été recueillies par des méthodes qui compren nent dans les deux pays : une enquête quantitative, avec environ 200 questionnaires sur la participation politique, reproduisant à peu près celui de l’institut de sondage IPSOS-MORI (pour la Commission électorale et la Hansard Society), sondage officiel en Grande-Bretagne ; deux interventions sociologiques (sur une vingtaine de séances) et quatre focus groups ; des interviews de 40 femmes actives dans le domaine civique et politique à titre individuel ainsi que de 40 dirigeantes d’association et femmes actives en politique ; l’observation directe dans 20 associations et un registre de 100 associations.

Notre étude a donné lieu à deux colloques internationaux à Birmingham et à Paris, où quatre des articles de ce numéro ont été présentés. Cependant, ce numéro ne couvre pas toutes les dimensions de notre recherche. De plus, il met l’accent sur la scène britannique moins connue et sur la comparaison avec la France. Y figurent un article sur le contexte britannique, deux articles sur la comparaison franco-britannique, trois articles sur la Grande-Bretagne, un article sur la mobilisation des femmes au Pakistan et un article sur une mobilisation internationale. Ce numéro comprend à la fois des articles proposés par des chercheures et des articles préparés par des femmes actives en politique et dans des associations.

Lutter contre les stéréotypes

Dans “Les musulmans dans la société britannique”, Danièle Joly brosse un tableau démographique des musulmans en Grande-Bretagne, puis elle rend compte du contexte social qui a facilité l’institutionnalisation de l’islam. La non-séparation de l’Église et de l’État ainsi que les opportunités de participation politique sont les deux principaux paramètres de l’interaction entre les musulmans et la société britannique. Leurs revendications et leurs modalités d’organisation se déploient dans ce cadre. Mais la politique de rigueur du gouvernement actuel, qui cible tout particulièrement les musulmans, s’ajoute à la “guerre contre la terreur” et à la politique antiterroriste pour remettre en question les modalités d’interaction entre musulmans et société britannique. Deux articles font état de la comparaison franco-britannique.

Dans “Femmes de culture musulmane et participation politique en France et en Grande-Bretagne”, Khursheed Wadia compare la situation dans les deux pays et analyse les résultats d’une enquête sur plus de 200 femmes originaires de pays de tradition musulmane. Cet article atteste que le militan tisme politique de ces femmes porte sur des questions multiples et s’exerce dans des champs d’action diversifiés. Il contribue à démontrer que les femmes sont des actrices politiques autonomes, capables d’action pour changer les sociétés dans lesquelles elles vivent.

Dans “Les théâtres de l’action : femmes, islam et politique en France et en Grande-Bretagne”, Danièle Joly situe l’action des femmes originaires de pays de tradition musulmane en France et en Grande-Bretagne dans le cadre des groupes de référence significatifs pour elles. Elle identifie trois entités au sein desquelles s’inscrit leur action collective et individuelle : la société française et britannique, le groupe ethnique et le groupe religieux (c’est-àdire l’islam). L’article met en évidence les facteurs qui entravent ou qui facilitent l’action, selon lesquels les structures d’opportunités se conjuguent aux obstacles pour générer des logiques d’action par le syncrétisme de leur triple appartenance aux groupes de référence identifiés.

Deux articles rendent compte de l’activisme des femmes de culture musulmane dans des associations en Grande-Bretagne. “Les défis de la sécurité. Les activistes musulmanes en Grande-Bretagne” de Laura McDonald examine le militantisme des femmes originaires de pays de tradition musulmane en Grande-Bretagne après le 11 septembre 2001.

Laura McDonald analyse les défis auxquels elles sont confrontées en raison de la politique sécuritaire en général, et plus spécifiquement à cause de la mise en place de politiques antiterroristes. Elle révèle que ces activistes opèrent à l’intersection de plusieurs interactions sécuritaires complexes entre l’État britannique et les communautés musulmanes. Au premier abord, cela pourrait sembler favoriser leurs luttes, alors qu’en réalité il en résulte des difficultés et une politisation de leur travail. “Muslim Women Network UK.

Les musulmanes britanniques se font entendre” de Faeeza Vaïd montre comment les femmes de communautés musulmanes en Grande-Bretagne ont réussi à faire connaître leur point de vue dans l’espace public. Faeeza Vaïd présente tout d’abord l’histoire du réseau, puis les questions centrales qui le mobilisent. Puis elle explore les liens entre l’État et la société civile ainsi que les défis qui les traversent.

Un article rapporte la discussion entre deux femmes britanniques de communautés musulmanes respectivement très influentes en politique et dans les médias. “Le débat français sur la burqa trouve un écho en Grande-Bretagne”, introduit par Khursheed Wadia, reproduit une conversation sur la proposition de loi qui se destinait à interdire le voile intégral dans l’espace public en France. The Guardian a publié cette conversation entre Salma Yaqoob, ex-leader du Party Respect (et présidente de la campagne contre la guerre Stop the War Coalition) (7), et Yasmin Alibhai Brown, une journaliste renommée. La première s’oppose à cette loi, tandis que la seconde lui serait plutôt favorable.

L’article d’Afiya Zia porte sur le féminisme au Pakistan. Elle met en avant un changement de paradigme du discours politique des féministes dans la République islamique du Pakistan. Selon elle, ce ne sont pas les événements du 11 septembre 2001 mais le mouvement féministe progressiste lui-même et son incapacité à résoudre les débats sur la religion qui expliquent la percée d’un nouveau féminisme islamique. Un féminisme fondé sur un discours islamique, non confrontationnel, privatisé et personnalisé, dont les objectifs sont l’empowerment des femmes dans le périmètre de l’islam. L’essor de ce mouvement résulte de l’accommodement d’arguments inspirés de la religion par le mouvement féministe progressiste des années quatre-vingt. Ce mouvement a ouvert la voie à sa propre marginalisation en accordant une légitimité féministe à l’approche islamique. L’auteure fait état des facteurs externes qui ont affaibli la deuxième vague du féminisme progressiste, comme les lois religieuses discriminatoires, la dictature et l’influence des ONG. Cependant, c’est au manque de cohérence interne dans les stratégies politiques et aux identités musulmanes personnelles des militantes qu’elle impute la responsabilité de cet affaiblissement, ce qui a permis aux féministes islamiques de redéfinir l’ordre du jour féministe au Pakistan. L’auteure reste préoccupée face à la montée d’une nouvelle génération de féministes islamiques qui tentent de rationaliser tous les droits des femmes dans un cadre religieux. Cela ôte toute pertinence au féminisme laïque en enfermant le débat sur les droits des femmes dans l’enceinte de l’histoire, de la culture et de la tradition islamiques.
Un article relate certaines des campagnes organisées par deux associations internationales de femmes contre les lois et pratiques iniques portant sur la famille musulmane. Dans “Familles musulmanes. L’engagement transnational des femmes pour l’égalité et la justice”, Cassandra Balchin (8) rend compte de deux initiatives d’organisations qui coordonnent les actions collectives, féministes et transnationales de ces femmes. Elle montre qu’elles s’inspirent de cadres conceptuels variés, à la fois laïques et religieux, pour orienter leur militan tisme. Ce faisant, elles remettent en question les stéréotypes dominants sur leur engagement politique.

1. Nos remerciements s’adressent tout d’abord à l’Economic and Social Research Council (ESRC) (award ref: RES-062-23-0380) qui a financé la recherche. Nous remercions également le Centre d’analyse et d’interventions sociologiques (CADIS) qui nous a offert sa collaboration et la participation de deux chercheures, Alexandra Poli et Giulia Fabbiano, qui ont collaboré à la constitution de ce dossier. La Maison des sciences de l’homme et l’Institut d’études avancées de Paris ont accueilli Danièle Joly comme directrice d’étude associée en mai 2010 et comme chercheure résidente d’octobre 2011 à juin 2012.
2. Anne Phillips, Democracy and Difference, Cambridge, Polity Press, 1993 ; Georgina Waylen et Vicky Randall (dir.), Gender, Politics and the State, London and New York, Routledge, 1998 ; Nira Yuval-Davis, Gender and Nation, London, Thousand Oaks, New Delhi, Sage, 1997. 3. Alain Touraine, La Voix et le Regard, Paris, Seuil, 1978.
4. Margaret Archer, Realist Social Theory, Cambridge, Cambridge University Press, 1995.
5. Le dernier recensement effectué a eu lieu en 2011, mais les données réunies n’ont pas encore été analysées pour nous livrer le nombre de musulmans en Grande-Bretagne.
6. “Entre 5 et 6 millions de musulmans en France”, in Le Point, 28 juin 2010. http://www.lepoint.fr/politique/entre- 5-et-6-millions-de-musulmans-en-france-28-06-2010-471071_20.php
7. Après que ces articles ont été préparés pour la revue Hommes & Migrations, Salma Yaqoob a démissionné de son poste de leader du Respect Party. Sa démission datant du 11 septembre 2012 a été motivée par la “rupture des liens de confiance necessaires au travail de collaboration” entre elle-même et George Galloway, député du Respect Party à Bradford West. Pour un compte rendu sur sa démission, voir The Guardian du 12 septembre 2012.
http://www.guardian.co.uk/politics/2012/sep/12/salma-yaqoob-quits-respect-leader.
8. Nous dédions ce numéro à la mémoire de Cassandra Balchin, décédée le 12 juillet 2012. C’est une immense perte pour la cause des femmes et pour la lutte contre les fondamentalismes. Elle restera dans la mémoire de ses amis et collègues en Grande-Bretagne et partout dans le monde.