Chronique livres

Naufragée

Sylvain Estibal & Yannick Vigouroux

Par leur tentative utopique de saisir le monde, les photos portent souvent en elles un pouvoir d’évocation fécond, qui les rend propices à l’écriture : loin de renouer avec le réel, elles ouvrent l’imaginaire. C’est par cette hétérogénéité entre écriture, photographie et monde que prennent sens le projet et le pari de la collection naissante “Photoroman” des éditions Thierry Magnier. Ne pas confondre pourtant ces photoromans avec les habituels romans-photos : ici, images et textes dialoguent, entrecroisant et superposant leurs univers. Le principe est simple, un écrivain reçoit un paquet de photos à partir desquelles il doit raconter une histoire : un pari réussi pour Naufragée, de Sylvain Estibal, le prosateur, et Yannick Vigouroux, l’adepte du déclencheur. Tout le succès vient de l’absence de redondance entre le récit de l’image et celui du texte. D’un côté, un imaginaire saturé par l’océan et la grisaille, quelque chose qui ressemble aux clichés de la morne Normandie sans s’identifier à eux cependant. De l’autre, l’histoire d’une femme, qui refait le voyage d’un jeune immigré africain qu’elle avait rencontré sur son île et recueilli avant qu’il ne disparaisse... Plus qu’un voyage, c’est une quête qu’elle entreprend, pour le – et se – retrouver, hantée qu’elle est par sa mémoire, qui l’amènera parmi les sables du village du jeune homme, menacé lui aussi de disparition. À l’omniprésence de la mer, le récit oppose l’imaginaire du désert, comme un vide contre un autre vide. Si les photographies peuvent surprendre dans un premier temps par l’économie de tons et le flou qui s’en dégagent, le texte s’y fond à merveille et les éclaire. Un semblant d’indécision et de flottement : c’est le vague à l’âme de la naufragée, sa perdition. Le poids d’une présence, celle de l’océan, qui brasse aussi les souvenirs, ceux qui avivent les blessures. Si le parcours de la naufragée retraduit bien cet imaginaire de la photographie, propice au spleen et évocateur d’absence, l’image, elle, arrive à montrer ce qui échappe aux mots – malgré la qualité de l’écriture de Sylvain Estibal. Il y a là un vrai travail esthétique pour évoquer l’absence et l’expérience des émigrés : mais, alors que, dans le travail de Yannick Vigouroux, rien ne suggère le sujet de la traversée, l’écrivain opte pour un point de vue autre que celui du clandestin, point de vue qui vient s’ajouter à l’expérience de ce dernier. Plus qu’un simple récit d’une traversée au risque de sa vie, il y a là une tentative de transcender celle-ci, pour en exprimer l’essence tragique : comme lorsque le clandestin s’abandonne au destin, que l’engloutissement rôde... et qu’il y a alors la possibilité de la disparition.