Abraham ou la cinquième Alliance
Boualem Sansal, Paris, Gallimard 2020, 288 p., 15 €.
Boualem Sansal a décidé, rien moins, de réécrire la Genèse ou plutôt de reproduire la geste abrahamique, in situ certes mais dans un autre temps, celui de l’histoire contemporaine, entre la Première Guerre mondiale et 1948, année du partage de la Palestine mandataire. Qu’est-ce que l’athée (grand lecteur de la Bible) vient faire dans cette galère religieuse, dans ce projet monumental qui ne l’éloigne pas pourtant de ses thèmes habituels, puisqu’il s’agit d’« établir une nouvelle alliance avec l’humanité malade de sa bêtise et de son orgueil. » Faut-il y voir la naissance « d’une nouvelle religion » ou plutôt « l’œuvre d’un esprit tourmenté. Le lecteur jugera » prévient l’auteur. Démesuré, gigantesque par ses thèmes et ses questionnements, le récit est servi par une phrase solide, tenue, charpentée, dense, à l’accroche souvent imparable. Aucune aspérité ici, ni dans les dialogues, nombreux, ni dans les descriptions : on ne verse pas du vitriol pour rassembler.
La structure du roman reproduit fidèlement le récit biblique (donné en appendice) : personnages, itinéraires, lieux, événements… Sur la route qui mène en Palestine, une smala ou une troupe de prophètes, de migrants ou de réfugiés, progressent entre ruines et violences, accueil et rejets ; « de simples migrants clandestins soumis à la contingence et réduits aux expédients pour survivre ». Il peut même être question de la moderne « intégration », comme à Harra où la « communauté » vécut 14 ans : « Quand la porte est ouverte, le reste va de soi, on se visite, on se marie. » « L’éloignement a sa magie comme la proximité a la sienne, de même que l’étranger a son charme et le natif le sien ». écrit Sansal rappelant quelques pages de Gérard Noiriel.
Le voyage est scandé par des conseils qui réunissent, d’abord autour de Terah, le père, puis d’Abram, le fiston réincarnation du patriarche, les frères et cousins de ce dernier : Nahor, Seroug, Sekkal, Naïm. Eliezer est du lot ainsi que Loth qui diagnostique une « maladie des ruines » dont serait victime le clan qui « s’imagine appelé par Dieu pour corriger l’humanité ». Un brin laïc, il s’interroge sur la pertinence de l’entreprise au sein d’une humanité qui ne « croit plus qu’en elle-même » et chez qui ne règnent que « l’homme et la machine », rappelant au passage que « la tranquillité d’un royaume et de ses maîtres est acquise lorsque leurs plus humbles sujets en jouissent en premier ».
Les échanges offrent à chacun l’occasion de faire valoir son point de vue sur la situation et la pertinence ou non de cette nouvelle Alliance, considérations philosophico-politiques aussi sur l’humanité oublieuse et sur le terrible constat qui frappe un Proche-Orient convoité, divisé, dévasté par des guerres venues d’ailleurs. Sansal raconte le retour d’Abraham au cœur du « malheur arabe », selon la formule de Samir Kassir.
Sansal revient ici aux sources du désastre et du pourquoi. Les responsabilités occidentales (colonisation, impérialisme), qui ont fait de cette terre un terrain de jeux (militaires), d’influences (de manipulation) et de ressources, mais aussi la modernité version individualiste et comptable, l’animalité qui nie la part mystique et poétique de l’humanité, le court-termisme et le mépris de l’Occident, de l’Europe pour les peuples du cru.
Sur la religion, on retrouve Sansal : « C’est au nom de Dieu et de Son paradis que l’homme a fait de la terre un enfer. » Sur l’islamisme itou : « La société secrète des Frères musulmans, née en Égypte, appelait à l’épuration religieuse, prélude à l’extermination finale, avec cette doctrine redoutable : Ne jamais céder, toujours avancer, et un plan en trois points : se déguiser, guetter, frapper à mort. » Sansal débusque l’intolérance « épidermique », l’avidité, l’infidélité au message spirituel plus que religieux. Quand le « nomadisme fait le peuple en mouvement », la sédentarité « divise, exalte le soi ». Ici, l’arabisation et l’islamisation puis les nouvelles religions appelées panarabisme et islamisme ont provoqué la disparition des peuples anciens, de leurs langues et de leurs coutumes. Pourtant, « il faut bien y réfléchir, le différent est le meilleur moyen pour engendrer le semblable, comme le semblable est la bonne source du pluriel, c’est de cette façon que le semblable échappe au clonage débilitant et que le différent échappe à l’enfermement dans des particularismes monstrueux ».
Prophétie ou littérature, la Genèse version Sansal, cette « histoire banale, de gens banals, habitant un temps guère différent des autres », est aussi une façon d’en rabattre aux croyants et prophètes des temps modernes. Mais il se peut que cette cinquième Alliance, « ces mots, qui […] ont le pouvoir extraordinaire de fabriquer des univers et de les peupler d’êtres sublimes », ne soit déjà « plus à l’ordre du jour ».