L’amour au temps des scélérats
Anouar Benmalek, Paris, Emmanuelle Collas, 2021, 444 p., 20 €.
Impossible de résumer ce roman protéiforme, dense, polyphonique, éclaté et pourtant parfaitement construit, fluide, captivant de bout en bout, et qui fait, dualisme du hasard et de la nécessité, converger personnages et situations vers un point de rencontre, une salle de spectacle de Damas. Le ressort de ce roman choral est l’amour, mais au temps des « scélérats », c’est-à-dire des criminels. Partant, ces amours sont contrariées, impossibles, déréglées : l’amour interdit d’un homme et d’une femme condamnés à la lapidation, celui d’une mère pour ses enfants enlevés par des djihadistes, celui d’un enfant converti qui croit pouvoir sauver l’âme de ses parents, d’un frère martyr pour son cadet, d’un dignitaire djihadiste irakien pour son fils et son épouse, d’une fille pour son père qui l’a trahie, d’un mercenaire lakota pour une réfugiée yézidie, l’amour tragique d’un soldat sunnite pour son épouse yézidie plusieurs fois violée, ou encore l’improbable amour d’un être surnaturel pour une humaine… Autant de passions qui ont pour théâtre un monde saccagé par les violences et l’intolérance, la terreur et les lâchetés, depuis Abraham jusqu’aux djihadistes, des moukhabarat syriens aux « services » états-uniens. Ce récit, sis à la frontière syro-turque, est un condensé d’histoire contemporaine, de réflexion sur le devenir de l’humanité sur une terre de prophètes.
L’écriture persifle lorsqu’elle décrit les barbares islamistes et leur folie. Elle devient drôle, risible, usant de grossièretés, ridiculise hommes et croyances comme avec cette appréciation : sur l’échelle des attentats terroristes, Ben Laden arrive tout de même après Gavrilo Princip, « une balle deux guerres mondiales ». Imparable ! La langue devient tendre, empathique, pour les êtres ballotés par les furies de l’Histoire, y compris pour un responsable du califat torturé par l’armée américaine. L’auteur réussit le tour de force d’entretenir, dans le même temps, plusieurs suspens : la vie et la mort des principaux personnages ; la quête réussie ou non des êtres aimés et menacés ; les montages politico-militaires ; les scènes de combats ; le dénouement de ce récit aux vies mêlées. Si tous sont dotés d’une densité individuelle et émotionnelle forte, au centre de cette galerie trône la figure de Tammouz, dieu ou diable, être à figure humaine, doté par le créateur – « le Patron » – du terrible attribut d’éternité. Le Marcheur erre dans les temps, traverse les siècles depuis l‘époque sumérienne, le condamnant à une solitude toute aussi infinie. Mais Tammouz a aimé ! Avec Innana, il a goûté à l’amour humain, il y a… deux millénaires. Cet amour inoubliable deviendra sa quête et sa damnation, comme une tablette sumérienne qui en porte la trace… Littérature donc et ici les références foisonnent (Marquez ou Boulgakov, comme l’ont souligné nombre de commentaires).
Tammouz porte un regard amusé, étonné, moqueur sur ces humains, constatant que « la femme est décidément la sousespèce la moins mal fichue de l’espèce humaine ». Aimé des chats, ils le sauveront, dans une scène merveilleuse, lui et un couple d’adultères, de la mort. Il transforme une rescapée en diva de la chanson orientale qu’il nomme… Innana (dans le sillage de la chanteuse Asmaane). Le personnage offre l’occasion de déployer un comique de situation à se tordre, où la réalité des drames et des menaces décrits vient s’écraser sur l’éternité de Tammouz - « Moi aussi je vais mourir, et je n’en fais pas tout un plat » – provoquant autour de lui incompréhension et bien des frissons. Plus sérieusement, sur l’épisode du sacrifice d’Abraham, c’est Tammouz qui, sur ordre du Patron, empêcha le patriarche d’égorger son rejeton ! Le coup du bélier… c’est lui ! Humour bien sûr mais aussi désacralisation – rappelant un roman de Mohamed Kacimi – et questionnement : « Cela vaut-il la peine d’être aussi croyant s’il faut en passer par le sacrifice de ses proches ? Accepte mon aide, Avram. Où préfèrerais-tu devenir dans le siècle des siècles le Pantin sacré dont se prévaudront les gredins pour tuer des innocents ? » Il faut saluer non seulement le talent d'Anouar Benmalek mais aussi son courage et sa constance. La culture du sacrifice serait-elle comme une porte ouverte à toutes les tragédies ? Le propos est universel tant les drames, les guerres civiles, les dictatures ou le meurtre perpétré au nom de croyances sont communs à toute l’humanité. Universel aussi l’éloge de la littérature depuis les premières tablettes sumériennes, jusqu’au pouvoir des artistes qui, avec la force de la « splendeur humaine du chagrin », peuvent déraser le dictateur. Universel enfin l’amour, ici contrarié certes, et pourtant seule ligne de vie dans un théâtre de mort, néguentropie salutaire dans la course entropique du temps et des hommes.