Le silence des dieux
Yahia Belaskri, Paris, Zulma, 2021, 224 p., 17,50 €.
Yahia Belaskri est un amoureux de la langue et des livres. Journaliste algérien, débarqué en France en 1988, l’homme s’est éloigné de la presse mais pas de la plume. Elle est toujours-là, au service de sa curiosité, de sa fraternité et de ses indignations. Autrement. En romancier et poète. Lire Belaskri procure toujours une certaine volupté : sa langue est ronde et tendre, elle se déploie, élégante, poétique, sans aspérité mais puissante, tour à tour minérale et végétale, descriptive ou dialoguée, elle saisit les passions et la folie des hommes comme les débordements des éléments. Le lecteur est choyé, confortablement installé dans un cadre douillet, il a, entre les mains, les bruits et la fureur du monde. L’Iliade ou Shakespeare dans son salon !
Le Silence des dieux signe son cinquième roman. D’entrée, l’atmosphère est posée, celle du village de la Source des chèvres : un univers minéral de sable et de poussière, soumis aux froidures de l’hiver, aux brûlures de l’été. Hors du temps et des hommes, comme immuable, inscrit dans l’éternité et retiré du monde, un village où pèse un calme lourd et ennuyeux, rythmé par les seuls gestes du quotidien répétés depuis des siècles par les femmes et les hommes. L’épicerie de Djelloul y côtoie le café, un semblant de mairie, administrée malgré lui par Baki, et la mosquée où officie un honnête imam cacochyme. Abbas campe le notable atrabilaire. Il tire sa puissance de quelques moutons et d’une parcelle de terre plus grande que ses voisins, il dispose de courtisans aux ordres et asservit ses trois épouses, dont Zohra la première. Abdelkrim et Badra, Slimane et Aïcha forment deux couples aimants. Restent un mystérieux marabout, par les femmes du village consulté, et, au centre du récit, « la bouche pleine de mots », Ziani Le Fou, figure du poète-Cassandre et « ultime obstacle à l’aveuglement ».
La torpeur emprisonne l’espace, les êtres et les choses. Pour l’éternité semble-t-il. « Une communauté unie, sans ambition autre que celle de rester en vie. Cela suffit à combler ces êtres simples habitués au temps suspendu d’une existence fruste, sans éclat ni changement. Aucun d’entre eux n’imagine ce que sera leur avenir ni l’obscurité qui menace. »
Surgit alors le nouveau, cette menace qui vient dérégler l’ordre de ce monde : sur décision de « son Excellence le Maître », des soldats se sont installés sur la seule route qui reliait le village à la ville lointaine, interdisant aux villageois de quitter les lieux sous peine de mort ! Le village est isolé. Tout va se jouer à huis clos. Le drame peut commencer. L’épreuve – car c’est ainsi qu’il faut apprécier l’événement – suscite interrogations, inquiétudes et, très vite, méfiances, dissensions, accusations, violences. « L’attente mortifère ronge les cœurs et les esprits. » Abbas, surnommé « Le Faune », distille haine et suspicion, fabrique des boucs émissaires : « Dieu ne nous aidera qui si on extirpe la mauvaise graine. Elle est parmi nous. » Cela s’appelle une « action de purification », la mise en place d’un « cadre » par Le Faune circonscrit qui sera « sans pitié ». Tout va vaciller. Le pouvoir, la domination des hommes, le village lui-même. Ne resteront que les paroles des femmes, de l’exilé et du Fou.
Mansour (le victorieux) s’en revient des années après. Il raconte, décrit comment « les hommes ont abandonné́ toute mesure et ignoré l’élan du cœur, lui préférant les ténèbres du crime ». « L’élan du cœur » ? Il était-là, porté par l’amour d’Abdelkrim et de Badra, de Slimane et d’Aïcha, la droiture d’Abdelkrim, la bonté de Slimane, le cercle, solidaire, formé par Badra, Aïcha et Setti, l’épouse de Baki, dans les « mots justes » de Ziani. Il raconte le drame, les horreurs, les résurrections.
La fable devient politique qui montre la peur et l’esprit de servitude au fondement de la fabrique de boucs émissaires, l’hubris mise au service du meurtre, l’exil comme renaissance ou « acte fou » prélude à l’agonie, la vérité étouffée, les impostures de la religion ravalée au culte de l’amulette, les errements des racines et des mémoires, la quête de liberté portée par les femmes et les mots… La Source des chèvres est coupée du monde comme le monde, aujourd’hui, se referme sur lui-même, menacé d’extinction. Belaskri a écrit une fable sur la survie ou la mort de toute société, une fable riche en paraboles et résonances symboliques
Un grand livre sur la marche du monde et un viatique contre les désastres annoncés, dans le silence des dieux : « Ô gens du village, braves gens écoutez la parole venue de loin celle des anges gardiens des cieux / Les jours sombres s’agglutinent au-dessus de vos têtes vides / ne glissez pas sur la pente fatale / ayez le sursaut de l’âme / faites parler votre cœur / cessez jérémiades et calomnies / Ô gens du village, braves gens / Écoutez les voix de la sagesse / Méfiez-vous des augures du malheur / Ignorez les griffes du tumulte. »