Article de dossier/point sur

Introduction : Migrations et réseaux sociaux, pratiques migratoires à l’heure des dispositifs socio-numériques

enseignante chercheuse au sein de Télécom Paris, Institut Polytechnique de Paris et membre d’i3 (Institut Interdisciplinaire de l’Innovation), UMR 9217

Il y a un presque vingt ans, en 2003, la revue Hommes & Migrations publiait un premier numéro sous ma direction qui était dédié à l’étude des migrations et des migrants en relation avec le développement des Technologies informatiques de la communication (TIC). Ces technologies digitales qui se déploient en réseaux peuvent servir et augmenter une forme de fonctionnement sociétal réticulaire, par essence, qui s'avère spécifique aux migrants et à leurs diasporas et qui se manifeste, en premier lieu, par différentes formes d’action et de présence à distance.

Déjà, à la fin des années 1990, nous avons pu constater l’émergence d’une nouvelle figure de migrants : le migrant connecté. Ce que j'entends, aujourd’hui, par « migrant connecté » est un migrant équipé avec au moins un outil digitalisé qui lui permet de switcher instantanément entre plusieurs mondes d’existence. Cet outil lui donne accès et lui permet de naviguer dans un environnement digitalisé connecté. Cet environnement peut être dans le pays d’accueil, dans celui de destination, ou ailleurs. Le migrant connecté porte son « chez-lui » via son capital d’accès, son téléphone mobile, sa carte bancaire, son passeport biométrique, etc. Cela comprend toutes ses appartenances aux territoires, aux institutions civiles (sécurité sociale, banque, transport, etc.), ainsi que ses réseaux familiaux, professionnels et amicaux. Je le vois donc plus proche de la figure du navigateur que de celle du déraciné. Le migrant connecté se manifeste par une présence connectée qui se produit, tout d’abord, par une joignabilité permanente. Cette présence connectée est composée de différentes formes de présences potentielles et actualisées, dont la caractéristique commune est qu’elles ne sont jamais complètes, au même titre que la présence produite face à face.

Les technologies digitales, poison et remède

Depuis, et notamment avec la crise des réfugiés de 2015, nous avons assisté à une transformation historique et sociologique complexe, car ces technologies ne touchent pas seulement à la communication qui supplée l’absence, mais également à tous les aspects de la vie du migrant. Ces technologies digitales agissent comme un pharmakon (poison et remède) dans le monde des migrants. D’une part, elles ont répondu à des besoins importants et précis des migrants et des diasporas. Tout d’abord, elles permettent de rester connecté à distance, de donner une adresse, de sécuriser la lutte de sans-papiers, de mieux s’intégrer, de créer des réseaux et de trouver un emploi. Elles se sont aussi avérées excellentes pour les rémittences (dans ce domaine nous avons assisté à une explosion du nombre d’applications), pour sécuriser les traversées périlleuses. Elles ont répondu au besoin des associations en charge de l’inclusion des immigrés et l’organisation des diasporas. Ainsi, Internet et les plateformes sociales sont des supports précieux, indispensables pour « rester ensemble » et concernent toutes les diasporas.

Mais, on assiste par ailleurs à l’émergence de différentes formes de ghettoïsation, des filterbubbles communautaires (dans le sens de Eli Pariser), une surexposition à de nouveaux devoirs de solidarité envers la famille lointaine et des opportunités et pratiques de surveillance enrichies. La surveillance et le « contrôle à distance », qu’il s’agisse d’un contrôle familial ou de pratiques opérationnelles de surveillances d’État ou de marketing, sont facilités et augmentés par la « joignabilité » permanente et par la traçabilité inhérente aux TIC.

Les usages du numérique par les migrants

L’évolution des pratiques migratoires en lien avec les dispositifs socio-numériques est au cœur de ce nouveau numéro de la revue Hommes & Migrations. Le migrant connecté fait irruption dans la recherche et interroge plus que jamais le fonctionnement « traditionnel » des sciences humaines et sociales, dans leurs méthodes mais également dans leurs catégories, paradigmes et démarches étiques. Ce numéro est dédié à l’analyse des différentes situations très concrètes d’usages du numérique dans le monde des migrants. De manière plus générale, il s’agit d’analyser ces usages en poussant la réflexion sur les notions épistémologiques que nous pouvons proposer pour accompagner le développement du numérique, et révéler une théorie numérique des migrations. Ce numéro de la revue Hommes & Migrations est le résultat d’un appel à contribution lancé par la revue en 2021 et qui a permis de sélectionner des articles qui éclairent différentes situations où les pratiques des technologies digitales influencent les manières de migrer et les stratégies migratoires et d’installation des migrants. Il a été ouvert à l’ensemble des disciplines, sociologie, infocom, anthropologie digitale, humanités numériques, etc. La diversité des situations géographique et socio-économiques présentées qui fonde la richesse et l’intérêt de son sommaire.