Champs libres : films

Le Prix du passage

Film de Thierry Binisti (France, Belgique, 2023)

journaliste, critique de cinéma

Le Prix du passage de Thierry Binisti vient combler un vide thématique dans le paysage du cinéma français. De fait, peu de films se sont penchés sur la vie et la condition des migrants (rappelons quand même le très bon Welcome de Philippe Lioret avec Vincent Lindon).

Le film est d’abord celui d’un scénario remarquablement architecturé, signé Pierre Chasson et Sophie Gueydon. Cette dernière est la pierre angulaire du Prix du passage. Une expérience personnelle lui a fait côtoyer de très près des migrants irakiens de la jungle de Calais démantelée depuis deux ans et qui fait que ceux-ci se sont déplacés en différents points de la côte de la Manche, le projet de gagner la terre d’Angleterre étant toujours à l’ordre du jour.

L’intrigue se noue autour de deux personnages que rien ne destinait au départ à se rencontrer… Ainsi, fait-on d’abord la connaissance de Natacha, remarquable Alice Isaaz dont les jeunes épaules d’actrice au talent de plus en plus confirmé portent, avec émotion, tendresse, colère ou lassitude, le rôle d’une mère célibataire de 25 ans vivant entre son fils Enzo (Ilan Debrabant) et sa mère Irène (Catherine Salée) qui vit seule et ne serait pas contre accueillir fille et enfant dans sonfoyer. Natacha n’a pas un gros bagage intellectuel et appartient à ce sous-prolétariat où domine l’univers des petits boulots, de serveuse en l’occurrence pour elle. Mais elle a un caractère bien trempé. On la verra d’ailleurs, dans une scène, affronter le patron de la brasserie où elle travaille. Le second personnage, Walid (brillant Adam Bessat), vit dans la jungle de Calais. Irakien, cet ex-étudiant en littérature parle français et, comme tous les habitants du camp, tente de réunir la somme nécessaire pour passer en Angleterre. Des circonstances fortuites vont amener les deux protagonistes à lier leur destin pourtant chaotique pour l’un comme pour l’autre. Les occupants du camp, sous la coupe d’un réseau de passeurs dirigé par un certain Ahmet, doivent accepter le racket et payer pour l’accès à la nourriture et à la douche.

Natacha est à la recherche de 2 000 euros pour réparer sa chaudière et bénéficier d’eau chaude… elle invite Walid à prendre une douche chez elle – moyennant une somme d’argent – et leurs échanges les amèneront à se muer en passeurs clandestins via le coffre de la voiture de Natacha. Le commerce se révèle bénéfique pour les deux parties au point d’éveiller les soupçons de son entourage, à travers son ex-amoureux Éric, sa mère Irène ainsi que son fils Enzo. Le film montre à l’envi le passage de la frontière où le coffre n’est jamais visité, l’occupant clandestin indécelable grâce aux grains de café mis dans ses poches pour déjouer le flair des chiens de policiers et de douaniers.

Le film bénéficie d’une mise en scène épurée et d’une construction habile pour positionner le spectateur entre réflexion et émotion. Nos deux héros vont devoir toutefois se heurter à la violence du passeur Ahmet, mécontent de voir de potentiels clients lui échapper en optant pour le passage en voiture avec Natacha.

Mais la morale de l’histoire sera sauve puisque la police viendra tout de même arrêter la jeune femme, ayant sans doute remarqué ses fréquents passages de frontières. Toutefois, avant la prison, Natacha parviendra à faire aboutir le souhait de Walid et son frère de rejoindre leur famille en Angleterre. Walid incitera fortement Natacha à réaliser le sien : celui de partir en Italie… Ce sera la Sicile.

Sophie Gueydon, lors de son séjour à Calais, a croisé des gens qui ont inspiré l’écriture et le portrait des deux protagonistes principaux du film. Ce que corrobore le réalisateur, Thierry Binisti, qui nous dit combien le personnage de Natacha résulte des rencontres faites par Sophie : « Natacha est entière et rebelle, souvent à fleur de peau. Quant à Walid, Sami et tous les personnages de migrants du film, ils sont inspirés de gens que Sophie a connus en préparant le film. J’ai moi aussi fait des rencontres importantes, aussi bien du côté du tissu associatif que des migrants qui pour certains sont amenés à rester longtemps en France. Ils vivent l’expérience difficile de l’exil en transit, être ici et nulle part en même temps, être dans l’attente d’un prochain lieu de vie dans l’espoir d’une solution, d’un passage…
Éprouver ce sentiment d’être coincé sur une côte, face à la mer, alors qu’ils voudraient aller en Angleterre, pour, dans de nombreux cas rejoindre leur famille (ce qui est montré dans le film) tout cela a beaucoup nourri le récit.
»

Le réalisateur explique également que, pour sa part, il est sans doute à la fois Natacha et Walid et qu’il connaît ce chemin de l’exil à travers l’histoire de ses propres parents, « cet ailleurs rêvé et surtout l’arrachement à un monde ». Thierry Binisti offre avec Le Prix du passage une oeuvre qui a la force d’un témoignage, revu et corrigé en bien par la magie d’une fiction parfaitement maîtrisée.