Champs libres : livres

Tenir sa langue

Polina Panassenko, Paris, éd. de L’Olivier, 2022, 186 p., 18 €

historien, analyste et critique de la littérature arabophone et arabo-francophone

Ah ! les prénoms. Très exactement les prénoms des métèques dans une France tellement propre sur elle que le moindre rastaquouère se doit de passer à la machine à laver nationale : tu entres étranger et tu ressors franç… non, non : « immigré » ! Comme dit Fellag dans Djurdjurassique Bled, plongé dans l’eau bénite, « Tu rentres Mohamed et tu sors Jean-Pierre, amen, alléluia ! » Car, bien sûr, pour les agités du petit écran, c’est bien Mustapha qui doit devenir Daniel – tout comme, pour le ministre de l’Économie, on sait d’où viennent les fraudes sociales (enfin, lui le sait). « Le prénom comme cheval de Troie » écrit Polina Panassenko qui, pour son premier roman, s’en vient rebattre les cartes des clichés – tous les clichés ; chacun les siens – et arroser nos fleurs de méninges d’une fraîche et douce rosée. Tenir sa langue s’ouvre au Tribunal de Bobigny parce que la narratrice désire reprendre son prénom russe. Imaginez : la République, pour ne pas dire la France, dans sa grande bonté, vous a « autorisé » à vous prénommer Pauline et vous, dès qu’elle a le dos tourné, profitant d’un renouvellement de carte d’identité, vous arrivez, enfarinée tel le chat de la fable, prétendant reprendre le prénom par votre mère donné, celui qui vous rattache à cette grand-mère paternelle, grand-mère juive que vous n’avez pas connue : Polina ! Mais « autoriser » ne signifie pas laisser le choix, ce n’est pas Polina « et/ou » Pauline, mais « obligatoirement » Pauline. Et c’est ainsi que « j’ai perdu mon prénom russe […] sans même m’en rendre compte » dit Pauline.

La question de la procureure – « Pensez-vous que c’est dans votre intérêt d’avoir un prénom russe dans la société française ? » – fait écho à d’autres histoires de prénom. Celle de la grand-mère juive – « ievrei » (juif) rimant avec « zaraza » (infection). Elle a dû, comme d’autres Juifs russes, cacher le prénom de « la peur ». Celle de la tante au « judaïsme clignotant », qui « oscille entre le “nous” et le “ils” », qui a changé de prénom « pour ne pas nous gâcher la vie ». Celle de Khaïrullah, immigré tadjik à Moscou qui se fait appeler Fédia. Sans oublier l’histoire du malheureux Jallal Hami, dont le prénom trahirait le stigmate d’une « dette » envers la France…

« Je veux croire qu’en France je suis libre de porter mon prénom de naissance » pense la narratrice, montrant ainsi que l’étranger ouvre (peut ouvrir) l’horizon du national quand le chauvin, lui, bouche les perspectives. En devenant Pauline, Polina revêt « une feuille de vigne. Polina à la maison, Pauline à l’école. Dedans, dehors, dedans, dehors ».

C’est aussi sans se rendre compte que la gamine, débarquée en 1993, du côté de Saint-Étienne avec ses parents et sa grande sœur va non pas perdre ses mots russes – sa mère, « sentinelle de la langue […] veille au poste-frontière. Pas de mélange » –, mais procéder, tel un crabe, à une mue. Le processus ici est physique ; « la langue […] gratte » comme « un trop plein de russe restez coincé pendant la materneltchik ou bien c’est le français qui s’installe et se met à l’expulser », la langue est comme une queue de lézard, une queue arrachée laisse place à une nouvelle queue. Alors, n’en déplaise à sa mère, « tant pis si je mute. Tant pis si je m’endors sur la neige du français ». Les mots, russes, français, un peu de yiddish s’entrechoquent, se jaugent, s’échangent, s’annihilent, obligent à des gymnastiques de sens et d’émotions. Mots et accents sont un champ de bataille, un rapport de classe où, dès la maternelle, Philippe et Polina, « le bègue et la Russe », campent le « lumpenprolétariat ». Il y a le blanc des mots (on pense à Assia Djebbar), les mots comme en exil, ces silences réservés à ceux qui ne sont plus là, les mots perdus de la grand-mère, les mots qui protègent, tiennent à distance… Parfois « J’ai le russe en rut » dit Polina en évoquant l’accent de sa mère, cet accent comparé au ventre d’une femme enceinte : « C’est l’en-dedans qui sort au-dehors […]. On ne distingue pas bien le dedans du dehors. Alors parfois : Dis-nous quelque chose en russe. Impression qu’on te pose sur un tabouret et qu’on te demande de baisser ton froc. »

Et le meilleur : « Franchement si on se léchait les langues ça serait tellement mieux. Un bon baisodrome de langues ça détendrait tout le monde. » Comme ces références culturelles russes : linguistiques mais aussi culinaires, poétiques, littéraires et la chanson « Les Fenêtres de Moscou » chantée par Léonid Outiossov.

Au sortir du tribunal, la narratrice, plutôt nerveuse – à la différence du flegme paternel – enrage des propos de la procureure qui en prend pour son grade, et le lecteur en redemande ! Tant le style, alerte, embarque, sabre et se gausse. Les pages consacrées aux funérailles du grand-père ramassent, tel un feu d’artifice, ce style insolent et drôle. Le monde est absurde, il ne mérite que notre humour.