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Je ne suis pas celle que je suis

Chahdortt Djavann ne mâche pas ses mots et ne perd pas de temps. Fuyant le régime islamiste iranien, elle arrive à Paris en 1993, apprend le français et décide par la même occasion de devenir écrivain français. Elle a alors 26 ans. En 2002, elle sort son premier roman, Je viens d'ailleurs, et en 2003, Bas les voiles, un réquisitoire implacable, voire impeccable, contre le port du voile. Depuis, elle alterne essais et fictions, et vient de publier son neuvième titre, Je ne suis pas celle que je suis, un texte étrange qui n'a rien de linéaire, puisque s'entrelacent roman parisien et roman iranien.

Côté parisien, une jeune immigrée iranienne tout juste rescapée d'une tentative de suicide entreprend une psychanalyse avec des attentes gigantesques : “Elle savait pourquoi elle voulait faire une psychanalyse : ôter les artifices, les apprêts ; éviter les mensonges, les astuces, les stratagèmes (...). Se débarrasser de tout ce qui n'était pas elle(...). Faire la paix avec toutes les femmes qu'elle était.” Les séances sont transcrites comme si elles avaient été enregistrées, une entreprise fascinante pour le lecteur. Tous ceux qui commencent ou font une analyse se reconnaîtront sans doute dans toutes les défenses qu'oppose cette jeune femme : entre agressivité envers le psy et tentatives de séduction, dépendance et séances buissonnières, révolte contre le coût de ces rendez-vous et colère face à l'impassibilité de la “présence symbolique”... Mais cette immigrée qui se débat avec les mots et apprend le français dans sa chambre de bonne à grands coups de dictionnaire cumule trois difficultés. La première est d'ordre linguistique : est-ce possible de faire une psychanalyse dans une langue étrangère que l'on ne maîtrise pas encore ? La deuxième est d'ordre culturel : “Faire une psychanalyse, c'est si incongru dans la culture iranienne... La famille est tout, elle est sacrée et personne ne dit du mal de ses parents. Celui qui oserait serait rejeté par toute la société.” La troisième relève du paradoxe : vivant enfin dans la ville dont elle a tant rêvé, elle déclare : “Ma vie s'est arrêtée et la caméra s'est tournée vers le passé.
Côté iranien, plus rien d'intimiste : on suit les démêlés amoureux et les révoltes de Donya, étudiante en Iran juste après la mort de Khomeiny, en 1990. Du golfe Persique à Téhéran en passant par Istanbul et Dubai, Donya attribue son mal de vivre au fait d'être une fille dans un régime théocratique et totalitaire. Alors, au lieu de se jeter du douzième étage de sa résidence universitaire, elle se jette “à corps perdu dans la vie”, en prenant des risques et des coups insensés. Son leitmotiv : “Comment son pays, l'Iran, qui était, à l'époque du Chah, aussi avancé que la Turquie, avait-il pu basculer dans le fanatisme et l'obscurantisme ? Comment les femmes iraniennes, après avoir connu la liberté, avaient-elles pu accepter, sans une vraie résistance, sans lutte, les conditions dégradantes que leur avaient imposées les mollahs ?” Fustigeant l'hypocrisie du régime et la manière dont les gens riches, hommes et femmes, peuvent tirer leur épingle du jeu, elle ne pense qu'à s'exiler.
Si ce roman qu'on lit d'une traite, en suivant les deux histoires de front avec le même intérêt, se termine sur une sorte d'apaisement dû au cheminement de l'analyse et à la conquête de la langue française, il ne livre pas pour autaut le mot de la fin : “Ce livre est le premier volume d'une histoire à suivre”, prévient l'auteur dans l'épilogue.
Nous l'attendons !

Elisabeth Lesne
 

Je ne suis pas celle que je suis, Chahdortt Djavann, Flammarion, 2011, 21 €