L'exposition racontée par ses commissaires

L’exposition 1931. Les étrangers au temps de l'exposition coloniale, racontée par ses commissaires… Ce texte, composé d’extraits de l’introduction du catalogue de l’exposition, revient sur la façon dont cette exposition a été pensée et conçue, sur ses singularités et sur les œuvres qui la composent.

L’enjeu de l’exposition

Affiche de l'exposition 1931. Les étrangers au temps de l'exposition coloniale
L’histoire de cette exposition prend pour point de départ le lieu où est installée la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, le palais de la Porte Dorée, construit pour l’Exposition coloniale internationale de 1931. Mais évoquer la situation des étrangers en France au temps de l’Exposition coloniale n’a rien d’évident.
Quel rapport peut-il y avoir entre, d’une part, cette célébration colonialiste qui prend la forme d’un immense spectacle populaire, mettant en scène la glorification de l’empire et la prétendue mission civilisatrice de la France et, de l’autre, la présence, dans l’ombre, d’une population étrangère cachée au fond des puits de mines, dans les usines, arrivant souvent dans le plus grand silence en France ?

Est-il, dès lors, possible de tisser un lien entre ces deux phénomènes historiques ? Surtout, évoquer l’immigration au début des années 1930 par le biais de l’Exposition coloniale apparaît éminemment problématique : très vite, le débat peut se porter sur l’assimilation de l’histoire de l’immigration à un sous-ensemble de l’histoire de la colonisation. (…)
Précisément, l’enjeu a été de battre en brèche les stéréotypes hérités de la période coloniale et postcoloniale en questionnant les relations entre immigration et colonisation en France métropolitaine au début des années 1930.

1931 : le contexte historique

Le parti pris adopté a été de se centrer sur un moment : 1931. Pourquoi 1931 ? Parce que, à cette date, se cristallisent d’une certaine manière les liens entre immigration et colonisation.

Le recours massif à la main d’œuvre étrangère

Carriers italiens travaillant à la reconstruction de la France années1920-30 © Parisienne Pho.Alinari

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Carriers italiens travaillant à la reconstruction de la France années1920-30 © Parisienne Pho.Alinari

À l’heure de l’Exposition coloniale, la France s’impose comme l’un des principaux pays d’immigration au monde : le recensement de la population effectué en 1931 comptabilise 2 890 000 étrangers résidant sur le territoire métropolitain, soit près de 7% de la population(1). L’immigration dans les années 1930 est avant tout européenne (italienne, belge, espagnole, polonaise, et également russe, grecque ou arménienne), mais une première immigration coloniale venant d’Afrique du Nord, d’Asie et, dans une moindre mesure, d’Afrique subsaharienne commence à s’établir en métropole, même si elle ne représente qu’une faible partie de l’immigration totale (moins de 150 000 individus, et presque exclusivement des hommes).

1931 est une année charnière. La situation qu’on y observe porte les traces de l’avant : la Première Guerre mondiale, tout d’abord, au cours de laquelle s’impose la nécessité de faire appel, massivement, à la main-d’œuvre étrangère, coloniale en particulier, pour remplir les usines, vidées par la mobilisation générale. L’immigration change d’échelle tout en se modifiant. Outre les soldats réquisitionnés par milliers, dans les colonies, (…) les immigrants qui arrivent en France entre 1914 et 1918 sont, pour un grand nombre, recrutés comme travailleurs afin de remédier aux déficiences de l’appareil productif. Pendant la durée des hostilités, près d’un million de travailleurs étrangers entrent sur le territoire français, ainsi que 220 000 travailleurs coloniaux et indochinois(2). La main-d’œuvre recrutée dans les colonies, les protectorats et les pays étrangers est notamment dirigée vers certains secteurs d’emploi spécifiques de la grande industrie. L’impulsion donnée par l’État s’accélère dans les années 1920, pendant lesquelles les efforts du patronat se joignent à ceux des pouvoirs publics pour la mise en place d’une politique de recrutement massif de main-d’œuvre étrangère.

Crise économique et débuts de craquements de l’Empire

Achetez francais. Illustration anonyme pour un papillon vers 1935. © Coll. Dixmier/KHARBINE-TAPABOR.

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Achetez francais. Illustration anonyme pour un papillon vers 1935. © Coll. Dixmier/KHARBINE-TAPABOR.

La crise économique de 1929, qui frappe durablement et en profondeur l’ensemble des sociétés occidentales, touche alors la France de plein fouet (…). Le contexte favorise la montée des contestations. Alors que l’Exposition coloniale internationale tente de promouvoir l’image d’une France impériale à l’apogée de sa puissance, le pays est traversé par de nombreuses tensions : xénophobie, antisémitisme, racisme, mises en cause du droit d’asile, expulsions mais également prémisses d’une contestation de l’ordre colonial.
Les craquements de l’empire donnent les premiers signes d’une décolonisation en marche, qui prend appui, pour une part, sur les immigrants présents en France : l’Étoile nord-africaine est fondée en France en 1926 par un groupe de travailleurs algériens, le Comité de défense de la race nègre est créé par Lamine Senghor la même année, encore à Paris. En 1931, Leopold Sedar Senghor est étudiant en khâgne au lycée Louis-le-Grand…

Confronter la question des étrangers à celle des sujets de l’empire français permet de souligner leurs différences (par exemple, en matière de statut administratif et juridique) et leur communauté de situation, en particulier dans le regard que portent sur eux la société française et les pouvoirs publics.

Établir un tableau précis des statuts respectifs des uns et des autres - étrangers, coloniaux des différents pays, réfugiés bénéficiant du passeport Nansen et les autres -, rappeler les conséquences de la crise, restituer autant que possible la vie de tous les jours de ces immigrants, dans les quartiers des grandes villes, les cités minières ou les campagnes françaises, rendre compte des différences locales, en bref, rentrer dans les détails de l’histoire permet de mettre en lumière les contradictions de la période.

Des archives, des objets et des œuvres encore jamais, ou très peu, exposées

Il n’est pas aisé de décrire l’envers du décor. Nous avons été rapidement confrontées à la difficulté d’articuler la dimension spectaculaire de l’Exposition coloniale (sa démesure, ses monumentales constructions éphémères, ses spectacles d’eau et de lumières, ses défilés, ses dioramas…) et la quotidienneté, ou encore la banalité de la présence sourde bien que massive des immigrants en France, dont les traces sont tout d’abord de nature administrative (papiers d’identité, dossiers de surveillance, statistiques…).

Exposition coloniale de 1931, vue du temple d'Angkor Vat de nuit. Carte postale. © DR / collection particulière

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Exposition coloniale de 1931, vue du temple d'Angkor Vat de nuit. Carte postale. © DR / collection particulière

D’un côté, cette exposition permet de découvrir - voire de redécouvrir - un ensemble d’œuvres qui n’a plus été montré au public depuis l’Exposition coloniale internationale de 1931. Plus de 40 d’entre elles proviennent du musée du quai Branly, dont de nombreuses peintures et sculptures restées dans les réserves depuis près de cinquante ans, ou même jamais montrées au public depuis le démontage de 1932. À cette fin, une importante campagne de restauration de toiles peintes a été menée, et leur présentation constitue en soi un véritable événement.

Masque Dogon représentant un lièvre, Mali. Porté par un des danseurs Dogon à l'Exposiion coloniale. L'ensemble des masques et des costumes des danseurs a été ensuite acquis  par Georges-Henri Rivière pour le musée d'Ethnographe du Trocadéro, 1931. © 2008,

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Masque Dogon représentant un lièvre, Mali. Porté par un des danseurs Dogon à l'Exposiion coloniale. L'ensemble des masques et des costumes des danseurs a été ensuite acquis  par Georges-Henri Rivière pour le musée d'Ethnographe du Trocadéro, 1931. © 2008, musée du quai Branly / Scala Florence
 

Mais, envers du décor, comment traduire l’invisibilité relative de l’étranger, lui donner une matérialité face au décor fastueux de l’Exposition coloniale, pour laquelle les éléments qui subsistent sont non seulement nombreux mais ont une telle présence qu’ils sont susceptibles d’occulter des documents d’archives parfois poussiéreux, souvent disparates et pourtant essentiels à notre propos ? Comment faire une place à la sécheresse des rapports administratifs, à la répétitivité des listes nominatives de recensement, aux dossiers individuels, papiers d’identité, circulaires, glanés dans les nombreux centres d’archives municipales et départementales visités ? Néanmoins, cette accumulation des papiers traduit aussi une expérience tangible, parfois traumatique, et rend compte, pour une part, du vécu des immigrants en France. En outre, une partie des documents présentés provient d’archives privées, objets et papiers de famille(3) ; ils témoignent de moments, de bribes d’itinéraires singuliers qui permettent d’aborder, par le biais de l’histoire individuelle, une partie de l’histoire collective. Le recours à la photographie, art dans lequel excellent de nombreux artistes étrangers présents en France dans l’entre-deux-guerres, s’est également imposé.

C’est finalement l’une des particularités de cette exposition : la grande majorité des objets et des archives qui y sont présentés sont en quelque sorte des « inédits », exhumés des réserves du musée du quai Branly, de cartons d’archives peu ou prou dépouillées, dénichés dans les caves et les greniers. Leur présentation contribuera, espérons-nous, à susciter intérêt et travaux autour de la question, encore si mal connue, des rapports entre immigration et colonisation(4).

 

Claire Zalc, Nanette Snoep, Hélène Lafont-Couturier, Laure Blévis. Extraits de l’introduction du catalogue de l’exposition : 1931, Les étrangers au temps de l’exposition coloniale, sous la direction de Laure Blévis, Hélène Lafont-Couturier, Nanette Jacomijn Snoep, Claire Zalc. Éditions Gallimard, 26 €

Notes

  1. Statistique générale de la France, Résultats statistiques des recensements généraux de la population française de 1931, vol. « Étrangers et naturalisés, Division de la statistique générale », Paris, Imprimerie nationale.
  2. A. Girard et J. Stoeztel, Français et immigrés. Tome 1. L’attitude française. L’adaptation des Italiens et des Polonais, Paris, Travaux et Documents de l’INED, Cahier n°19, PUF, 1953, p. 10.
  3. Nous remercions vivement ici toutes les personnes qui ont généreusement et amicalement accepté de nous ouvrir et de prêter ces archives privées.
  4. Voir les actes du colloque international sous la direction de Nancy Green, Histoire de l’immigration : et question coloniale en France, Paris, La documentation française, 2008, ou encore « La colonie rapatriée », numéro spécial de Politix, n° 76, 2006.