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La longue marche des Beurs pour l’égalité

L’intérêt du livre de cette journaliste, rédactrice en chef du Courrier de l’Atlas, est de remettre la Marche dans la longue perspective des mobilisations pour l’égalité. 

La Marche n’occupe ici qu’un des dix chapitres qui portent aussi bien sur Convergences 84, SOS-Racisme, Ni pute ni soumises, des associations de quartiers (Valeurs des quartiers –Agora de Vaulx-en-Velin ou Ac-lefeu à Clichy-sous-Bois), les émeutes de 2005 que sur l’ "échec annoncé" des politiques de la ville, les élus de la "diversité" ou le refus, aujourd’hui, de s’en laisser conter par une gauche socialiste accusée de "trahison" (Abdelaziz Chaambi) ou objet de "haine" (selon l’auteure). Défile une galerie de personnalités aux trajectoires variées et parfois sinusoïdales qui ont fait et continuent, pour certains, d’écrire cette histoire : Djamel Attalah, Mogniss Abdallah, Farida Belghoul, Djida Tazdaït, Kaïssa Titous, Malek Boutih, Loubna Méliane, Mohamed Mechmache, Faouzi Lamdaoui, Alima Boumediene-Thiery ou des plus jeunes dans la carrière comme Wahiba Zedouti (élue municipale à Saint-Ouen), Kamel Hamza (conseiller municipal à La Courneuve), Nassurdine Haidari (maire adjoint de Marseille) et bien d’autres.

L’auteure s’appuie sur de nombreux témoignages, cite des extraits d’articles ou de tribune, croisent les propos d’acteurs associatifs, d’universitaires, d’élus, offre une riche iconographie et remonte loin en arrière. 1973 et la circulaire Guichard qui inaugure les politiques de la ville pourrait servir de point de départ. Sauf à entrer dans la logique postcoloniale et à renvoyer les habitants des quartiers à leurs "ascendances coloniales", comme le fait Nassurdine Haidari, ancien imam, délégué régional du CRAN et initiateur, en décembre 2011, d’un Appel à l’égalité. Ces "ascendances" concernent qui d’ailleurs ? Nadia Hathroubi-Safsaf cite (sans en donner la source) une étude de l’INED : "plus de la moitié des 4,5 millions de personnes vivant dans les 751 zones urbaines sensibles (ZUS) sont issus de l’immigration (52,6%), avec un chiffre qui atteint 64% dans les ZUS de la région parisienne". Si à ces données (qui semblent datées de 2011) on ajoute d’autres repères statistiques et démographiques - âge, origine… - n’y aurait-il pas là de quoi corriger une doxa postcoloniale ?

Au lendemain de l’élection de François Hollande, Nadia Hathroubi-Safsaf montre que, entre déception et attente, un consensus traverse toutes les sensibilités : chacun demande aujourd’hui plus d’actes et moins de discours. Car le bilan de cette marche de trente ans est sombre : "qu’est ce qui a changé depuis ? Certes, les crimes racistes ont quasiment disparu mais les discriminations, elles, existent toujours et le terme "diversité" a remplacé celui d’ "égalité". L’omniprésence médiatique de Fadela Amara, Rachida Dati, Najet-Vallaud-Belkacem ou de quelques footballeurs millionnaires ne doit pas nous faire oublier la majorité silencieuse qui travaille, éduque ses enfants dans les valeurs de la République et qui réclame l’équité souvent en vain… Car malgré les plans Marshall successifs, malgré les promesses du candidat François Hollande, les revendications de 1983 sont toujours d’actualité : l’accès au logement est toujours difficile, les contrôles au faciès perdurent et la plupart de nos parents ne voteront pas aux élections municipales de 2014. Nos enfants seront-ils considérés comme des Français à part entière ?" demande l’auteure. Voilà pour le ton général.

Le travail de Nadia Hathroubi-Safsaf offre une mise en perspective des luttes, distille des informations utiles sur les mobilisations, le renouvellement des cadres associatifs et les options stratégiques ou de circonstance. Mais dans le même temps, elle cède à quelques travers du microcosme ou certaines facilités de pensée. Ainsi tire-t-elle à boulet rouge sur la pauvre Fadela Amara – littéralement exécutée dans un chapitre entier - et l’association Ni pute ni soumise. SOS-Racisme, "coquille vide" programmatique, est accusé, elle, de "hold-up", ce qui n’exonère pas les responsables - "trop jeunes, pas assez aguerris" dixit Djamel Attalah - de ce mouvement associatif dit "beur" de leurs divisions, rivalités d’ego et incompétences.

L’auteure pointe l’attention sur ce qui fâche, et les raisons de tremper "la plume dans la plaie" ne manquent pas. Mais quid des avancées comme le dit, ailleurs, un Toumi Djaidja ? Parfaitement informée, Nadia Hathroubi-Safsaf montre que le sens des responsabilités, l’engagement citoyen au profit de tous et non d’une seule catégorie de la population existent. Et les jeunes d’origine asiatique, turque, tamoule et autres ont renforcé cette marche de trente ans. Les bonnes volontés se multiplient et les énergies croissent. "Les banlieues s’organisent et se mobilisent" comme le titre un des chapitres. Aussi, plutôt que d’opposer les réussites individuelles au triste sort du collectif – un vieux démon des mobilisations passées – il conviendrait au mieux de s’en servir au pire de ne pas s’épuiser en de vaines querelles – ou jalousies. Et ce n’est pas parce que certains se sont mobilisés en faveur de la loi contre la burqa ou contre les violences faite aux femmes en banlieues que l’on doive, tel un réflexe pavlovien, les vilipender pour avoir "scellé le sort du garçon arabe" ou les accuser, rien moins, de "taper sur l’Islam quitte à stigmatiser des millions de Musulmans" et ce parce que cela serait "plus rentable médiatiquement et financièrement". On atteint là le degré zéro de la réflexion.

Sur ces questions, comme sur les initiatives pour les quartiers lancée par François Lamy et piloter par Pascal Blanchard qui seraient, selon Mogniss Abdallah, "un hold-up sur la mémoire de l’immigration et des quartiers populaires, ni plus, ni moins", force est de constater que le climat ici est à mille lieux des appels à la "responsabilité de chacun" pour mener des combats pacifiés et non passionnés, lancés par un Toumi Djaïdja et cité par l’auteure.
Aujourd’hui, une partie des initiatives occupe le terrain politique : mobilisations citoyennes, inscription sur les listes électorales, campagnes menées à l’occasion des différentes élections, nouveaux élus - "reconnus pour leurs qualités et non pour la diversité", création du FCP, Force citoyenne populaire, une formation "issue des quartiers et pour les quartiers" qui devrait présenter des listes aux municipales de 2014, cahiers de doléances et propositions diverses pour l’amélioration du quotidien de millions de citoyens qui aspirent à l’égalité, à la dignité et à de réels "changements". Dans les faits. Et dans les têtes. Toutes les têtes.

Mustapha Harzoune 

Nadia Hathroubi-Safsaf, La longue marche des Beurs pour l’égalité, Les points sur les i, 2013, 174 pages, 17,90€.