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Le Tirailleur

En 2008, pour une commande, Alain Bujak part en reportage photographier le quotidien d’une résidence sociale Adoma, en l’occurrence la résidence "Bellevue" à Dreux où vieillissent quelques "dinosaures" de l’immigration à la papa. Il y rencontre Abdesslem, un de ces immigrés qui hantent les espaces des villes française et un peu moins les consciences d’un pays qui accepte de reléguer ses gérontes – oui "ses" et non "ces" - dans un foyer gris, au bout d’une rue qui monte, dans un quartier éloigné, dans une chambre ou cellule de 7 m2.

Bienvenue au bout d’une vie. Vie d’anonyme. De chibani. Une vie négligée, ignorée, insoupçonnée. Une histoire que même les siens, au bled, méconnaissent. Si la transmission est une affaire de classe, on atteint ici le bout du bout du silence, de l’absence, du vide. "Qu’est ce que tu veux savoir mon fils ?" demande Abdesslem au jeune photographe qui va découvrir un monde derrière cette silhouette humble, fatiguée mais digne, coiffé d’une chéchia blanche et qui marche en s’appuyant sur une cane.

L’histoire est connue, mais prend à chaque fois une saveur particulière. Celle que lui confèrent les contours et les couleurs d’une existence unique. Tout commence ici en 1939, du côté de Taza, dans un village perché au dessus de Fès au Maroc. Abdesslem, une quinzaine d’années environ, descend de sa montagne pour remplir un bidon de pétrole pour la maisonnée. Il n’y remontera que trois ans plus tard. Entre, le gamin a été embarqué manu militari par la soldatesque française : enrôlé de force. La France manque de soldats, alors elle puisse allègrement dans "son" Empire, y prélevant les indigènes alors indispensables. A l’époque, les imams du Maroc relaient l’appel du sultan Sidi Mohammed Ben Youssef à soutenir la France, au nom de "la fidélité aux principes de l’honneur de notre race, de notre histoire et de notre religion". Du jour au lendemain et malgré lui, le petit berger est devenu soldat. Malgré lui mais cela n’exclut pas l’ambiguïté des sentiments et la curiosité, l’universelle curiosité : "j’étais soldat depuis seulement deux jours, mais je me sentais déjà changé. L’organisation du camp, les équipements, le drapeau français, tout cela m’avait impressionné. (…) Je pense que j’étais fier de mon uniforme". Cet uniforme, il le portera quinze ans, jusqu’en 1954.

En mai 1940, il se retrouve du côté de Lunéville. Puis ce sera la drôle de guerre et la débâcle qui se double de l’hostilité de quelques paysans, qui accueillent ces "bougnoules" à coups de pierre. Fait prisonnier, avec d’autres Algériens ou Sénégalais, il sera interné dans un des 57 Frontstalag, camps réservés aux Maghrébins et aux Noirs, des colonies, "les nazis ne les veulent pas sur le sol allemand, par craintes qu’ils apportent des maladies, ou qu’ils n’altèrent, d’une manière ou d’une autre, la race aryenne". Tiens ! Tiens !
Malade et blessé, il est autorisé à rentrer au Maroc. Retour à Taza en 1942. Il pense en avoir fini avec l’armée, mais, une fois de plus, personne ne lui demande son avis : il en reprend pour quatre ans ! A l’hiver 1944, ce sera la campagne d’Italie puis la libération de la France par la Provence. Il aura droit, en prime, à deux ans en Indochine. Il passera les vingt jours de la traversée en bateau, avec ses compagnons d’infortune et de combat, à fond de cale, quand des ponts étaient réservés aux seuls officiers et uniquement aux Blancs… En 1951, retour au Maroc. Il reste à Meknès jusqu’à la fin de son troisième "engagement". Quand il décide de partir, on lui fait miroiter une meilleure retraite s’il rempile pour trois ans de plus… Une meilleure retraite ! L’heure venue, il ne peut que constater : "J’ai mérité de vieillir en paix, mais la France m’a oublié. Elle a oublié les tirailleurs".
Un jour Abdesslem apprend qu’il a droit à une allocation vieillesse. En 2004, il passe par Bordeaux, on l’envoie à Dreux. Pour toucher sa modeste pension, Abdesslem est obligé de rester en France neuf mois par an. Impossible de rentrer chez lui, vieillir avec les siens, réparer sa maison…

En août 2010, Alain Bujak retourne au foyer pour visiter Abdesslem. Il n’est plus là. Il est parti. Définitivement ! Abdesslem ne recevra plus son allocation. Il "a estimé que son existence ne pouvait lui être volée davantage, qu’il fallait vivre les jours à venir à côté des siens".

Le pastel des couleurs, la discrétion du coup de crayon de Piero Macola traduisent les mots d’Abdesslem : tout ici est simplicité, dignité, dépouillé, sans boursoufflures. Le témoignage et les dessins sont en symbiose. Le tout donne à cette BD un parfum particulier, une douceur qui sans taire les injustices de l’existence laisse savourer la noblesse d’un cœur et d’une âme que l’on veut croire intacte.
L’album se referme sur un reportage réalisé en 2011 par Alain Bujak parti à la recherche d’Abdesslem, chez lui, au Maroc, pour lui annoncer le projet de loi de finance qui prévoit de revaloriser les pensions des soldats des ex-colonies, à condition qu’il en fasse la demande. Il retrouve Abdesslem, heureux d’être chez lui : "Respire ! Tu te rappelles à Dreux ? Je te l’avais dit : ici l’air sent si bon que tu as envie d’en manger !"
Ce récit n’est pas seulement l’histoire d’un de ces chibanis qui a fait et appartient à l’histoire de France, il est aussi, une nouvelle fois, l’illustration, vivante, concrète, qu’il y a quelque chose d’absurde, de malsain même, dans "nos" politiques migratoires, qu’elles s’adressent aux plus jeunes ou concernent les anciens, qu’elles encadrent les réguliers ou visent les sans papiers et autres clandestins…

Mustapha Harzoune

Piero Macola et Alain Bujak, Le Tirailleur, Futuropolis 2014, 116 pages, 19€.