Champs libres : livres

Romance in Marseille

Claude McKay, traduit de l’anglais par Françoise Bordarier et Geneviève Knibiehler, Marseille, Héliotropismes, 2021, 256 p., 21 €.

historien, analyste et critique de la littérature arabophone et arabo-francophone

Marseille, années 1920. Le Vieux Port et La Fosse, le plus vieux quartier de la ville. Ici a échoué tout ce que l’empire vomit d’aventuriers, d’exilés, de travailleurs, d’éclopés, de femmes esclaves enfermées dans les claques ou tapineuses pour le compte des maquereaux du cru ou d’ailleurs. Les bistros et les chambres d’hôtel campent le décor de cette humanité en sursis : on s’y saoule et on y baise, on y danse et on s’y bagarre, on y rêve et on y meurt, on s’aime et on se jalouse, on s’aide et on se trahit. La plupart ont débarqué cachés dans le ventre des bateaux des compagnies maritimes ou dévorés par ces ogres du capitalisme maritime. La mondialisation par la sueur et par le sang, par les corps et par les coeurs, à coups de bâton et d’illusions. Ce cul-de-sac marseillais est le bout du monde de l’Afrique, de l’Asie, des Antilles. On y croise même un Américain. À la peau noire bien sûr. Toutes et tous ici ont la même : la peau de l’exil, de la colonisation et de la ségrégation, du racisme et des métissages, une peau d’exploité, une peau entaillée, de doutes et d’errances. Une aube se lève à Marseille.

« Largement ouverte, tel un immense éventail éclaboussé de couleurs éclatantes, Marseille s’étalait nue dans la gloire du soleil de midi, comme une fièvre embrasant tous les sens, à la fois attirante et repoussante, pleine de la féerie incessante des bateaux et des hommes. » Le style est là, aux images fortes et efficaces. Enjouée, généreuse, la langue est mise au service d’une veine poétique et sociale où le lyrisme ne barbote pas dans l’effusion. Les personnages sont ce qu’ils sont, il faut vivre ! McKay les embrasse tous avec la même tendresse, sans en juger aucun du moins. Cela donne au récit une force collective.
Trahi par Aslima, la prostituée marocaine ci-devant esclave et fille d’esclave, Lafala s’esbigne dans un rafiot pour les États-Unis. Le docker africain n’arrivera pas entier. Le froid de la cale a gelé ses pieds. Il faut l’amputer. Un avocat, certes véreux mais par qui l’horizon s’élargit, va lui permettre de bénéficier d’un fort dédommagement de la compagnie propriétaire du bateau. Lafala se retrouve sans jambes, mais les poches pleines. Noir et handicapé, mais riche. Et toujours amoureux. Du quartier et d’Aslima. Lafala revient, en première classe ! Ce qui dérègle son vieux corps de damné. Le manège avec Aslima peut commencer. Car il remet ça. Ces deux « cochons propres » et « heureux » ne peuvent s’en passer. Mais revient-il pour se venger ? Renoue-t-il par amour ? Que manigancent Aslima et son Titin de souteneur blanc ? Qui va-t-elle trahir, Titin ou Lafala ? Et comment cela va-t-il finir : seul.e entre les murs décrépis d’une chambre d’hôtel ou à deux, dans le lointain lumineux du berceau africain ?
Le suspense est partout, au détour du moindre événement et, bien sûr, jusqu’aux dernières pages.

Les curieux, les jaloux, les conseilleurs et les manipulateurs s’agitent autour du couple : Diop le Sénégalais, Babel l’Antillais, Grand- Blond et Petit-Frère, son « petit ami », La Fleur, la rivale d’Aslima flanquée de sa chérie grecque, Saint- Dominique le mulâtre martiniquais aux idéaux socialistes et Falope l’ami africain aux idées opposées, Rock l’Afro-Américain, sans oublier les employés de la compagnie maritime, paternalistes et coloniaux à souhait. Chacun y va de sa théorie. McKay semble s’en donner à coeur joie. Sa galerie de portraits lui sert à incarner avec doigté ce qu’étaient – ce que sont encore parfois – les rapports de classe, de genre, de « race », les méandres de « la civilisation » et des métissages. Il y a du visionnaire dans cette chronique aux amours et amitiés transfrontières, où le sexe tient sa part jusqu’à l’homosexualité tant féminine que masculine.

Romancier et poète jamaïcain naturalisé américain, Claude McKay (1889-1948) est une figure du mouvement littéraire de la Renaissance de Harlem. Il est l’auteur de trois romans dont Home to Harlem paru en 1928, couronné du Harmon Gold Award for Literature et traduit en 1932 par Louis Guilloux. Cette chronique marseillaise signe le quatrième roman du bourlingueur McKay. Il avait disparu des radars littéraires. Écrit en 1933, le roman renaît à la lumière grâce à un microfilm retrouvé par hasard du côté de Harlem par Armando Coxe, le préfacier de l’édition qui rappelle « que le but de Claude McKay était d’écrire et de décrire des personnages noirs qui “s’expriment, déblatèrent et baisent comme les gens du monde entier” ».