Parcours de l'exposition À chacun ses étrangers ? De 1871 à 1945
Comprendre les enjeux des constructions identitaires et des représentations de l’étranger nécessite de comparer, de sortir des frontières, d’interroger d’autres trajectoires migratoires. En confrontant les images de l’Autre en France et en Allemagne, l’exposition « À chacun ses étrangers ? » organisée en partenariat avec le Deutsches Historisches Museum de Berlin propose une relecture des histoires nationales à la lumière de ces représentations. Histoires parallèles, à partir de 1870, de deux États-nations qui se revendiquent l’un de la citoyenneté, l’autre d’origines ethniques et culturelles. Histoire conflictuelle de deux « ennemis » qui se sont durement affrontés à trois reprises, entre 1870 et 1945. Histoire paradoxale, enfin, qui finit par réunir un pays qui fut longtemps d’émigration, l’Allemagne, et un pays d’immigration, la France, au sein de l’Union européenne. Aujourd’hui, en dépit des résistances, des tensions et des rejets, l’une et l’autre acceptent la diversité et renouvellent leur représentation de la nation.
1870-1914 : L’invention de l’étranger sous la IIIe République

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Notice individuelle de Raphaël Zadra. Le recensement des nomades est devenu obligatoire en 1912. 9 décembre 1913 © Archives départementales du Doubs, Besançon
La crise économique (1873-1896), le repli protectionniste, le nationalisme de plus en plus exclusif ainsi que l’antisémitisme en plein essor exacerbent le rejet de l’Autre. Les violences et les discours xénophobes s’amplifient, les ouvriers français exigent le renvoi des travailleurs étrangers que journalistes et hommes politiques présentent comme des envahisseurs et des espions.
Mais il y a bien d’autres figures d’étrangers : les nomades que la République veut contrôler et identifier à tout prix, les Juifs chassés par les pogroms russes, les coloniaux classés, hiérarchisés et exhibés, et tous ceux qui s’installent sans problème, sans bruit, dans l’indifférence de l’opinion.
1871 – 1914 : Unité ethnique et culturelle du Reich naissant

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Anthropogénie ou phylogenèse humaine 1875, Haeckel, Ernst (1834-1919), Leipzig. © Deutsches Historisches Museum, Berlin
Le Reich entend assurer son unité ethnique et culturelle. Les minorités sont visées par des mesures de répression. Les étrangers restent le plus souvent relégués dans des emplois de main-d’œuvre saisonnière. Dans un contexte de crise économique, l’antisémitisme s’aggrave. Sous l’empereur Guillaume II, les objectifs ethniques et nationalistes débordent des frontières du territoire allemand. La politique coloniale sert de cadre aux efforts de classification de « l’étranger », menés par les anthropologues.
1914-1918 : La figure dominante du « Boche » en France

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Planche du Livre rouge des atrocités allemandes par l’image, 1915 Domergue, Jean-Gabriel (1889-1962). © Historial de la Grande Guerre, Péronne (Somme).
Mais l’ennemi principal reste l’Allemand, le « Boche » désormais. Dans cette guerre de « la civilisation » contre la « barbarie allemande », la France entraîne ses colonies qui participent à l’effort humain et économique. L’Afrique et l’Asie fournissent ainsi des centaines de milliers de soldats et de travailleurs. Leur présence en métropole renouvelle parfois les représentations, mais la République ne leur en sera pas vraiment reconnaissante.
Enfin, la guerre permet aux Français de découvrir d’autres étrangers, les « Alliés » venus parfois de très loin, comme les Nord-Américains, dont le sacrifice entre dans la mémoire collective nationale.
1914-1918 : Un « monde d’ennemis »

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Carte postale anti français, 1917 © Deutsches Historisches Museum, Berlin
Au nom de cette unité, la censure intervient contre la propagande antisémite.
L’Empereur et le gouvernement impérial s’emploient à façonner un « monde d’ennemis », que la nation doit combattre sans faillir.
Les ressortissants des nations ennemies sont considérés comme « hostiles » et envoyés dans des camps d’internement. Dans les territoires occupés, des civils sont déportés vers le Reich où ils sont astreints au travail forcé
Au cours de la guerre, passé le temps de l’unité nationale, les mesures adoptées par le gouvernement impérial raniment les sentiments antisémites. L’armée organise un « recensement » des soldats juifs. On leur reproche de manquer d’esprit de sacrifice. En vertu d’une hiérarchie raciale, les troupes coloniales africaines de l’armée française ne sont pas considérées comme des adversaires honorables.
1919-1939 : Xénophobie et antisémitisme en France
Durant l’entre-deux-guerres, la France qui fait face à d’importants besoins de main-d’œuvre acueille de nombreux travailleurs immigrés. Malgré la bienveillance du patronat et d’une partie de l’opinion, les principales nationalités représentées, Italiens, Polonais ou Espagnols, sont l’objet de préjugés tenaces : inadaptation aux mœurs hexagonales, danger sanitaire, insécurité, concurrence sur le marché du travail. Conforté par la virulence des discours de l’extrême droite, le racisme s’amplifie et prend différentes formes lorsque la crise économique touche la vie quotidienne des Français au début des années 1930. Réfugiés et « coloniaux » présents en métropole sont victimes de stigmatisation, même si certains ont pu parfois bénéficier d’une image sympathique, comme les Russes blancs. L’antisémitisme connaît aussi de nouveaux développements : la figure du Juif cristallise une tendance au rejet largement partagé.

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Contre l'invasion des métèques. Grèves des étudiants de médecine à Paris contre la concurrence étrangère, 1935, France Presse, Dazy. Musée national de l'histoire de l'immigration.
1918-1933 : La « honte noire » en Allemagne

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Affiche contre l’occupation française de la Rhénanie, 1920. Riemer, Walter (1896-1942). © Deutsches Historisches Museum, Berlin
La dégradation des relations avec la France franchit un seuil avec l’occupation de la Ruhr en 1923. La présence de soldats des colonies parmi les troupes d’occupation est ressentie comme une « honte noire ».
Une xénophobie latente inspire la réglementation stricte du travail de la main-d’œuvre saisonnière étrangère. Mais les grandes villes s’ouvrent au monde. Berlin la cosmopolite accueille des artistes du monde entier et les immigrés russes par centaines de milliers.
1933-1945 : La « communauté ethnique » du IIIe Reich

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Institut anthropologique de l’université de Kiel en 1932 © Roger Viollet
les Juifs, les Tziganes et aussi les Noirs, les homosexuels, les handicapés. Le régime dénonce le bolchevisme comme une menace extérieure. La propagande raciale préfigure la politique d’extermination mise en œuvre par les nazis au cours de la Deuxième Guerre mondiale. Elle sera responsable de la mort de millions de victimes.`
Les prisonniers de guerre, les civils de vingt pays européens, surtout polonais et soviétiques, déportés en Allemagne, sont enrôlés au service de l’économie de guerre. Situés en bas de la hiérarchie raciste selon les nazis, ils sont astreints à des conditions de travail extrêmement pénibles. En août 1944, sur 8 millions de travailleurs forcés en Allemagne, 650 000 sont français, envoyés via le Service du travail obligatoire.
1940-1944 : Vichy et « l’anti-France »

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Affiche de l’exposition Le Juif et la France sur la façade du Palais Berlitz à Paris 1941 © Collections photographiques - Mémorial de la Shoah - Paris
L’antisémitisme et la xénophobie, inscrits dans la longue durée de l’histoire, ne naissent pas avec l’occupation allemande et le régime de Vichy. Mais 1940 constitue une rupture.Les discours de rejet contre « l’anti-France » - Juifs, communistes, étrangers, francs-maçons – occupent désormais, presque seuls, l’espace public, soutenus par une intense propagande. En face, les voix fragiles de la Résistance et celles, clairsemées, des Églises ont du mal à se faire entendre.
Les affrontements violents des années 1930 restaient le plus souvent verbaux. Avec le régime de Vichy, les discours se transforment en actes : internement, marquage, exclusion, déportation.
Dans le pays, sur fond de crise d’identité nationale, s’expriment à la fois des peurs anciennes, la crainte de l’invasion, la perception d’une différence irréductible, mais aussi la compassion et la solidarité. Les attitudes évoluent au cours de la guerre : les rafles de 1942 provoquent un choc et modifient les représentations. Pendant quatre ans, les sentiments de l’opinion face aux « étrangers à la nation » forment en fait un écheveau complexe, marqué par l’attentisme et l’ambivalence.