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Rengainez, on arrive !

A l’heure du trentième anniversaire de la Marche, ce livre est un utile outil de compréhension, de mise en perspective et de réflexion sur les ressorts et les retombés d’une mobilisation qui, partie des Minguettes, entendait dénoncer les crimes racistes, les violences policières et une justice à géométrie variable. 

Mogniss H. Abdallah rappelle ici les faits : la multiplication des crimes racistes "ou sécuritaires" dont ont été victimes depuis les années 70 jusqu’au début des années 2000, des dizaines de jeunes (et de moins jeunes) habitants des quartiers populaires et autres cités. Non contents de voir disparaître un des leurs dans des conditions dramatiques, les familles des victimes, trop souvent, se sont heurtées à des prétoires par trop cléments pour les accusés et autres tontons-flingueurs. "Un homicide involontaire c’est deux ans maximum, un crime c’est quinze ans" dixit maître Vergès… de quoi provoquer la "rage" et "l’incrédulité" des jeunes "lascars".

Journaliste et militant associatif, Mogniss H. Abdallah fonde en 1983 l’agence Im’Média dont l’objet est de "développer la circulation de l’information en la diversifiant" et suit, au plus près, depuis près de quarante ans, les "luttes contre les crimes racistes ou sécuritaires contre la hagra [mépris] policière et judiciaire", qui ont mobilisé les familles de victimes, les habitants et les cercles élargis des solidarités. Il en tient ici la chronique, les replaçant dans leur contexte politique, électoral, législatif, médiatique avec parfois quelques échos culturels.

L’auteur est un "partisan de l’autonomie des luttes de l’immigration et des mouvements sociaux". Autrement dit, il dénonce une police et une justice "de classe", un racisme institutionnel, postcolonial et islamophobe, l’idéologie sécuritaire (et ses ravages) qui sévit à droite et à gauche. A "l’antiracisme abstrait", à l’"âme missionnaire", aux logiques conciliatrices portées par les acteurs de la Marche, il table sur des "revendications plus conflictuelles", des alliances sociales élargies au service d’une logique de rapport de forces.

Il faut illico rassurer le lecteur : Rengainez, on arrive ! n’est pas un plaidoyer pro domo ou un bréviaire pour militants. Ce livre, honnête, documenté, informatif, interroge une vie d‘engagement : "retracer l’histoire de ces luttes est aussi l’occasion d’en rediscuter les contenus, formes et modalités d’organisation, d’en souligner les attentes, les dynamiques internes, les acquis, les limites et les contradictions". Tout est passé à la loupe, depuis les comités de soutien et les associations locales, les coordinations et collectifs régionaux jusqu’aux structures nationales (Rock against Police, Folles de la Place de Vendôme, Association nationale des familles des victimes des crimes racistes ou sécuritaires, MIB, Forum social des quartiers ou le récent collectif Vies volées).
L’enjeu reste le même depuis 1983 ! La place et la reconnaissance par le pays d’une partie de sa jeunesse. Sur cette question - qui ne se limite ni à l’antienne de l’ordre républicain ni à une "surdétermination abusive" d’un racisme anti-arabe - la police est en première ligne. Ses pratiques comme ses rapports avec une partie de cette jeunesse constituent un enjeu de premier ordre. Chez les jeunes, règnent l’ambiguïté et la diversité des réactions. Les plus radicaux adoptent des stratégies d’opposition frontale à une institution qui serait "hostile en soi". Ils revendiquent une autonomie, symbolisée par des "on est chez nous", "flics hors des cités" et autre "occupation policière". D’autres, Sihem Souid ou Hassan Ben Mohamed, le petit frère de Lahouari… tué par un CRS à Marseille, pensent qu’il est possible de changer l’institution de l’intérieur. Entre, les mobilisations se multiplient pour la création d’instances indépendantes de contrôle, (comme la Commission nationale de déontologie de la sécurité instituée en 2000 intégrée depuis au Défenseur des droits) ou l’arrêt de certaines pratiques (technique du pliage, contrôles au faciès…). Exit en revanche, les interrogations d’un Maleck Boutih sur la voyoucratie et l’islamisme - bien réels pourtant. L’auteur balaie la question d’une pichenette et d’une formule édulcorante sur ces "deux spectres qui hantent la France de ce début de XXIe siècle".

Au terme de cette enquête, l’auteur revient sur les énergies dépensées, les luttes fratricides et d’ego, les logiques militantes divergentes entre partisans du suivi judiciaire - au plus près et technique - et les militants adeptes parfois de surenchères politiques. Il évoque l’épuisement des militants et la non transmission du capital des luttes sur trois générations : depuis les anciens des années 70 jusqu’au "volontarisme" et au "culot" des jeunes "lascars" en passant par la génération de la Marche. Il interroge les choix de mobilisation, ceux du MIB notamment, les défiances et l’incapacité à élargir les cercles de la mobilisation… Rengainez, on arrive ! relève à la fois de l’enquête, du bilan - pudiquement introspectif parfois - et du questionnement sur les stratégies de demain, histoire de sortir d’une situation où tout paraît "désespéré".

Mustapha Harzoune 

Mogniss H. Abdallah, Rengainez, on arrive !, Libertalia 2012, 187 pages, 12 euros.