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Un Sujet français

Le chirurgien, psychanalyste et écrivain Ali Magoudi a entrepris, une trentaine d’années après la mort de son père, d’en écrire la vie. Une vie romanesque selon l’intéressé qui, curieusement, prédit à son fiston qu’un jour il en écrira le fil.

Né du coté de Tiaret au bon temps de "l’Algérie de papa", Abdelkader Magoudi s’est exilé en France métropolitaine avant de se dépatouiller de l’occupation, de Vichy d’une Europe écrasée sous la botte nazie, puis, en Pologne, du communisme. Plus tard, il versera son obole aux caisses du FLN mais, comme d’autres Algériens, Boumediene le détournera définitivement de son pays. La vie d’Abdelkader Magoudi traverse donc le siècle.

Côté personnel, l’homme traine sa part d’heurs et de malheurs, sa part de mystères aussi. Ainsi, aurait-il été spolié par les siens de son héritage. Ainsi ignore-t-on quand et comment il arrive en France, quand et comment il rencontre Eugenia Bronislawa, la mère de l’auteur. Un doute plane tout au long du récit sur ses activités durant la Seconde Guerre mondiale, comme sur l’existence d’une première union et de premiers enfants. La famille, ébranlée par la venue au monde d’un enfant mort-né, est secouée par son alcoolisme, ses frasques, ses démêlés avec la justice ou ses crises de violence.
Avant d’entreprendre son enquête, Ali Magoudi ne possède que quelques bribes de cette histoire, quelques éléments enfermés dans une vieille boîte à chaussures. Pendant trois ans, il va courir les archives, confronter les dates et les faits, multiplier les hypothèses et les scénarii, se permettre quelques commentaires où l’autosatisfaction perce sous l’évocation de ses activités passées et présentes. L’enquête est fastidieuse et le compte rendu, cérébral en diable, circonstancié et pointilleux, alourdit souvent le récit qui parvient, malgré tout, à capter l’attention. Car, c’est à une véritable enquête qu’il est donné d’assister, une enquête où les pistes, les impasses et les rebondissements nourrissent l’intérêt du lecteur. Mais, le livre refermé, que reste t-il ? Ce récit, consacré à Abdelkader Magoudi, en dit peut-être autant voir davantage sur le fils que sur le père.
Ali Magoudi est ce que des Asiatiques de la diaspora qualifieraient d’une banane : jaune à l’extérieur, blanc à l’intérieur. Lui, a une gueule d’Arabe mais une âme de Polonais. Et ce n’est pas peu dire que de sa branche paternelle, à l’exception peut-être du couscous dominical, il ne connaît rien ou pas grand chose. Certes les propres ruptures du père n’ont jamais permis au gamin de s’approprier cette part d’héritage, comme les silences paternels n’aident pas à reconstituer son parcours et l’histoire familiale. Pour autant, la "brisure générationnelle irréparable" est telle qu’Ali Magoudi découvre que son père, né au temps béni de l’apartheid colonial, n’était pas français mais un simple et vulgaire "Sujet français". Un membre du deuxième collège, un "Français musulman" et non un "Français de droit commun", tout juste bon à aller se faire tuer pour l’Empire du côté de Verdun ou de Monte Casino et de la fermer. Eh oui ! Papa Magoudi était un "Nord-Af" pour son pays et pour l’Histoire. De cette découverte, Ali Magoudi dénichera ce qu’il appelle les "effacements de l’histoire" dont les uns et les autres s’accommodent avec plus ou moins de satisfaction. La colonisation bien sûr ou encore l’existence à Paris de cette pourtant célèbre Brigade nord-africaine qui ficha tous les "Nords-Af" de 1925 à 1945. Côté polonais, il évoque l’effacement de "la destruction des juifs de Plock" ou le martyr de Varsovie.

Ali Magoudi parvient, à force de ténacité et d’intelligence, à retrouver des éléments du puzzle existentiel paternel. Cela sert le psychanalyste à éclairer certains traits ou réactions de l’un ou l’autre des membres de la fratrie Magoudi. Tout cela passionnera les aficionados de la psyché. D’évidence, le frère aîné ne partage pas le goût de son cadet pour l’introspection.
Ces quatre cents pages, fouillées, traversent un siècle riche en événements. Les fracas de l’Histoire se font entendre du Sud au Nord et d’Ouest en Est. Ils rythment le fil d’une vie d’un ci-devant indigène, immigré en France, marié avec une Polonaise catholique grâce et avec qui, il a gratifié son nouveau pays d’une belle et sagace progéniture. Quatre cents pages qui débouchent sur le constat d’une réalité, banale, commune : "mon père a eu une vie sans aspérité particulière dans l’avant-guerre comme pendant la guerre". La vie d’un homme simple, sans gloire mais non sans mérite, dans le siècle. Une vie bien remplie, avec sa part d’ombre et de lumière. Une existence marquée par de nombreuses bifurcations, certaines rédhibitoires, qui en font sans doute le sel mais aussi la complexité. Legs à la fois inestimable et évanescent. A l’heure du tout communiquant, de la parole robotisée, les silences d’Abdelkader Magoudi – comme ceux de tant d’Algériens de cette génération – détonnent, surprennent, inquiètent. Les temps sont à l’incertitude. Les Madgyd Cherfi, les Mouloud Akkouche, les Ahmed Kalouaz, les Saïd Mohamed et autres Nabil Louaar en savent quelque chose. Quand, avec leurs tripes, ils évoquent leur géniteur, ils sont deux fois orphelins. Ils ont perdu un père et avec lui s’en sont allées, pour l’éternité, leurs silences. Comme Ali Magoudi.
"Cesse de me regarder avec tes yeux d’enfant, la vie d’adulte n’est pas innocente, fait dire le fils à son père. Cesse de me juger avec ton intelligence de docteur, insensible à la honte qui m’a tant fait boire. Si tu es qui tu es, tu me le dois, ne l’oublie jamais ! (…) Que me reproches-tu encore ? Ah, toujours mes silences ! Survivre, j’ai eu à survivre, chose incompréhensible pour toi qui n’a eu qu’à vivre."

Mustapha Harzoune