Au musée

Voyants et invisibles

directeur du Musée national de l’histoire de l’immigration

La France, qui a longtemps régné sur un Empire colonial en Afrique, continue d’entretenir des relations ambivalentes et passionnées avec ce continent voisin. La saison Africa2020, portée par le président de la République, conçue par N’Goné Fall, une commissaire générale africaine formée en Europe, inégalement accompagnée par les États africains, en est une nouvelle illustration. Comme toutes les manifestations de la saison, l’exposition « Ce qui s’oublie et ce qui reste » répond à deux critères : avoir un.e (co)commissaire africain.e et porter sur plusieurs pays à la fois. Le Musée national de l’histoire de l’immigration a ainsi invité Meriem Berrada, la directrice artistique du tout jeune Musée d’art contemporain africain Al Maaden (MACAAL) de Marrakech. Son regard fut à la fois vaste et ancré à son pays d’implantation, le Maroc. L’exposition s’est construite en dialogue avec la collection contemporaine du Musée national de l’histoire de l’immigration, portée par Isabelle Renard qui la constitue depuis l’ouverture.

Pourquoi demander à l’Afrique de donner sa vision du monde ? Les déplacements sont devenus la norme de la mondialisation, la crise de la Covid-19 est venue brutalement nous rappeler comment les échanges étaient constitutifs de notre identité contemporaine. Qu’elles se déroulent à la vitesse de la lumière ou qu’elles soient au contraire limitées par des frontières, les transmissions permettent de conserver la mémoire et les savoirs, de nourrir mutuellement les pratiques et d’augmenter la pertinence des éléments. Décentrer le point de vue contribue à ces mobilités.

L’Afrique est la région du monde la plus fréquemment abordée par le Musée. L’Agence pour le développement des relations interculturelles (Adri), association à l’origine du musée national de l’histoire de l’immigration, s’intéressait principalement à ces échanges. La revue Hommes et Migrations a pour ancêtre les Cahiers nord-africains, fondés en 1950, et a consacré plusieurs numéros ces dernières années sur l’Afrique en tant que continent[1].  L’immigration nord-africaine est depuis les années 1960 numériquement la plus importante : près de la moitié des immigrés français sont nés en Afrique. Aujourd’hui encore, 36,5 % des arrivants viennent de ce continent (près de 850 000 immigrés sont nés en Algérie, presque autant au Maroc)[2]. De fait, nombre d’expositions ont déjà porté sur l’Algérie (notamment Générations en 2010 et Vies d’exil en 2012). Étrangement, l’immigration subsaharienne, même secondaire statistiquement, n’a jamais été abordée par la programmation du Musée – l’ambition panafricaine de cette saison permettra en partie de combler cette lacune.

Choisir l’art contemporain pour parler d’immigration suscite parfois une interrogation : pourquoi aborder une question de société par le biais de la création, souvent très métaphorique ? Le visiteur ne trouvera pas ici de données ni d’analyses sur les migrations, notamment celles en Méditerranée, ni sur le vécu des diasporas africaines, dont font partie nombre d’artistes exposés ici. Il s’agit plutôt d’aborder de manière documentaire, allégorique ou poétique les enjeux de la transmission, qui permet au migrant de garder un lien à son port d’attache, qu’elle soit liée à un déplacement physique, à la mémoire, un apprentissage de pratiques et de savoirs. Laisser le pays d’origine et passer d’un univers culturel à un autre implique la perte des systèmes de référence, de codage des perceptions et des sensations, des représentations ainsi que d’une langue dans laquelle les contenus émotionnels sont enregistrés. Mais cela engendre aussi de nouvelles manières de vivre, de nouvelles communautés, et façons de créer.

Comme le souligne l’historien de l’art David Elliott dans son texte pour le catalogue de l’exposition Africa Remix, « l’Afrique a longtemps été le tombeau du commissaire d’exposition. Immense, “dangereux”, impossible à cerner, ce vaste continent est réfractaire à toute tentative de synthèse et bien des expositions d’art africain contemporain n’ont fait que renforcer les stéréotypes habituels (état arriéré, exotisme, dislocation) » que leurs commissaires se sont donné beaucoup de mal à combattre. Le fardeau du passé colonial a même conduit à se demander si l’Afrique ne pourrait jamais être considérée comme un continent « “moderne” à part entière[3] ». Magiciens de la Terre, la plus célèbre des expositions françaises récentes, confrontait artistes européens et extra-occidentaux. Dans sa roue, le Musée national d’art moderne proposait Africa Remix en 2005, ou encore la Fondation Vuitton Les Initiés et Art/Afrique : le nouvel atelier en 2017.

Ce qui s’oublie et ce qui reste ne vise pas à définir un « art africain » : beaucoup d’artistes de l’exposition partagent leur vie entre l’Europe et l’Afrique, effectuant régulièrement des allers-retours qui constituent en partie le sujet de leur œuvre. Cette mobilité, souvent liée à des réseaux artistiques, les différencie d’ailleurs de la majeure partie des immigrés africains installés en Europe (même s’ils reviennent parfois durant les vacances et à l’âge de la retraite) ; elle les différencie aussi des migrants dont la plupart ont été obligés de fuir un régime politique ou une impasse économique. Le sujet n’est pas tant « une » identité que la multiplication et l’imbrication de plusieurs. Cette situation ancrée dans plusieurs territoires est plutôt celle qui caractérise les diasporas, que Stuart Hall définit ainsi : « Bien entendu, les diasporas sont des communautés “transnationales” qui se distinguent des cultures homogénéisées par le fait qu’elles possèdent deux noyaux d’identification et qu’elles entretiennent des relations actives avec plus d’un seul “foyer”. Le modèle de formes transnationales d’appartenance, d’identifications multiples et d’identités plurielles qu’elles proposent est précisément ce qui en fait l’intérêt. […] Toutes les diasporas ne vivent pas le processus de transculturation avec la même ampleur, les frontières religieuses et linguistiques étant parfois extrêmement difficiles à franchir. Elles en arrivent rarement à une acculturation qui les couperait totalement de leurs traditions caractéristiques[4]. » À l’inverse, certains comme Jean Pigozzi privilégient les artistes « dont la créativité n’est pas “polluée” par un enseignement transmis par une école d’art, ni par la fréquentation des musées où l’on voit des Renoir, des Klimt, des Picasso… […] Je m’intéresse à ceux qui continuent de produire en Afrique. Ils interprètent ce qu’ils voient et connaissent le monde, mais ils restent fidèles à ce qu’ils sont et savent d’où ils viennent[5] ».

Simon Njami identifiait trois périodes de création dans l’exposition Africa Remix : construction d’une identité jusqu’aux années 1960 ; puis place de l’Africain dans la globalisation à partir des années 1980 ; enfin, l’artiste comme observateur ironique, jouant avec les clichées, revisitant les grands mythes de la culture occidentale ou bien se replongeant dans les affres de la mémoire personnelle. On retrouve en partie ces thèmes dans « Ce qui s’oublie et ce qui reste », qui se tient 14 ans plus tard. La transmission est avant tout envisagée entre individus d’une même aire culturelle et non plus entre Occident et Afrique. L’école devient un lieu d’évasion pour Hicham Benohoud. La référence à des traditions artisanales est essentielle à Amina Agueznay ou Ymane Fakhir. La mémoire apparaît nécessaire lorsque plusieurs générations d’une même famille migrent, pour Badr El Hammami, Malik Nejmi. Symboliquement, la première œuvre entrée dans la collection du Musée national de l’histoire de l’immigration est Mother Tongue de Zineb Sedira : même la langue maternelle, qu’on considère comme le lien le plus fort à ses origines, ne résiste pas aux déplacements. Ces œuvres disent toutes la vanité de se revendiquer d’une identité immuable : l’histoire, le temps, les croisements, les aventures personnelles renouvellent sans cesse nos références et créent de nouveaux ancrages qui eux-mêmes sont amenés à évoluer.

Deuxième type de transmission, celui d’une culture à l’autre, qui donne lieu à des hybridations, croisements souvent marqués de références ironiques. Les imports européens génèrent de nouvelles formes, mises en valeur par Ishola Akpo, tandis que Meshac Gaba réinterprète objets et bâtiments iconiques en coiffures afro ; Emo de Meideros croise tissage traditionnel béninois et informatique et Anuar Khalifi crée des tableaux hybrides, aussi pop que référencés.

L’exposition eut un temps pour titre de travail « L’essentiel est invisible pour les yeux ». Cette citation extraite du Petit Prince de Saint-Exupéry renvoyait à l’exhortation de Rimbaud au poète : « Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. » L’artiste exhume ce que l’inconscient ou les pouvoirs maintiennent cachés. Il est l’équivalent de ces djinns dont Btihal Remli révèle les recettes. Ce que l’on ne met pas en avant dit souvent plus de choses que ce qui est présenté. En l’occurrence, l’histoire des pays africains a longtemps été mise sous silence au profit d’une histoire coloniale, comme si le temps n’avait pas eu de prise avant l’arrivée européenne. Les traditions et cultures étaient remplacées ou niées par celles des Occidentaux[6]. L’histoire, coincée entre les colonies et le contemporain, fait ici l’objet de mises en perspective saisissantes, par Sammy Baloji par exemple, qui rapproche exploitation coloniale et dictatoriale ; ou bien par El Montassir, qui traque dans les chants et les plantes du désert les traces de traumatismes passés. De même, les immigrés, ceux qu’on appelle souvent les invisibles, cherchent souvent à gommer leurs particularités culturelles pour mieux s’intégrer dans la société d’accueil, se trouvant ainsi souvent en double déficit culturel.

Parce qu’une exposition est toujours située, celle-ci s’est, au fil de sa conception, mise à répondre au bâtiment, ce palais à la gloire des colonies, mêlant peuples colonisés et faune exotique. Les œuvres de M’barek Bouhchichi, Lerato Shadi, Hamedine Kane proposent une lecture minimaliste, pop ou mémorielle de la situation dégradée des Noirs dans la littérature, l’histoire occidentale mais aussi dans la société marocaine.

L’œuvre introductive de l’exposition, l’installation de pièces textiles de Joël Andrianomearisoa, en résume la direction : une voile à la fois barrière et lieu de passage, flamboyante et fragile, sombre et chatoyante, écho éphémère à l’architecture néoclassique du Palais des colonies. À l’image des migrations, nées des difficultés vécues dans son pays d’origine et construisant un monde nouveau, fragile mais rempli d’espoirs.

Je souhaite particulièrement remercier Meriem Berrada et Isabelle Renard qui ont conçu cette exposition faite d’échos, mais aussi Florence Tedesco, Chloé Dupont, Delphine Dupuy et Virginie Keller qui ont travaillé sans compter pour présenter cet ensemble à la fois simple et infiniment riche que l’agence Scenografia a su faire dialoguer. Un magnifique ensemble qui n’aurait pu voir le jour sans l’implication des équipes du Palais de la Porte Dorée, du MACAAL, et le soutien de l’Institut français. Espérons que cette exposition contribuera à montrer que les échanges et les migrations sont sources de réflexion et d’émerveillements.

 

 

[1] Deux numéros sur l’immigration sur le continent africain : « L'Afrique en mouvement », n° 1279 et « L’Afrique qualifiée dans la mondialisation », n° 1307 ; deux numéros sur l’immigration algérienne (« Algérie-France, une communauté de destin », n° 1295 et « France-Algérie, le temps du renouveau », n° 1298), un numéro sur l’immigration marocaine (« Diasporas marocaines », n° 1303).

[2] Chiffres INSEE pour 2018.

[3] David Elliot, Africa Remix, Paris, éditions du Centre Pompidou, 2007, p. 40.

[4] Stuart Hall, « Creolization, Diaspora and Hybridity in the Context of Globalization », in Créolité and Creolization: Platform3_Documenta11, Ostfildern-Ruit, Hatje Cantz, 2003, pp. 27-41.

[5] Catalogue de l’exposition « Les Initiés », Paris, éd. Dilectade/Fondation Vuitton, 2017, p. 17. Son point de vue est lui-même nuancé par son complice André Magnin : « Leurs déplacements d’un pays à l’autre, d’un continent à l’autre, leur ont permis de mixer leurs références et histoires induisant des expérimentations nouvelles, sans préoccupation d’origine. »

[6] Voir Aimé Césaire, « Culture et colonisation », in Présence africaine, n° 8-10, 1956, pp. 190-205.