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Beauté Parade

"Ne pas prétendre "parler pou", ou pire "parler sur", à peine parler près de, et si possible tout contre : première des solidarités à assumer pour les quelques femmes arabes qui obtiennent ou acquièrent la liberté de mouvement, du corps et de l’esprit. Et ne pas oublier que celles qu’on incarcère, de tous âges, de toutes conditions, ont des corps prisonniers, mais des âmes plus que jamais mouvantes". Cette citation d’Assia Djebar (Femmes d’Alger dans leur appartement, Edition des Femmes, 1980) peut s’appliquer au livre et la démarche de Sylvain Pattieu.

La démarche d’abord. Fidèle à une méthode qui a permis à ses lecteurs de plonger dans le quotidien d’Alima et Bintou, deux lycéennes de Seine-Saint-Denis (Les Impatientes, La Brune 2012) ou au cœur des mobilisations des ouvriers d’Aulnay (Avant de disparaître. Chronique de PSA-Aulnay, Plein Jour, 2013) Sylvain Pattieu pousse ici la porte d’un salon de beauté bien particulier sis au 50 boulevard de Strasbourg dans ce 10e arrondissement de Paris où "tout n’y est pas encore joué. Tout n’est pas lisse, pas homogène". Socialement et humainement.
Il s’agit d’un de ces nombreux salons du quartier Château d’Eau, onglerie et cheveux, où s’affairent des femmes, immigrées, sans papiers souvent, invisible piétaille d’une "armée de réserve" dans laquelle puise une économie vorace. Ce sont certes des "engagées volontaires, mais choisit-on vraiment, quand on vient du mauvais côté du monde ?" écrit l’auteur.
Ici, les employées, africaines et asiatiques, ont décidé d’occuper les lieux. De se faire entendre. De protester. De revendiquer le droit à un peu de dignité et de liberté. Etre payées. Etre régularisées. Pendant les soixante-quinze jours que durera cette occupation, Sylvain Pattieu sera aux côtés de ces femmes - "près de", "tout contre" comme l’écrit Assia Djebar - offrant au lecteur cette inestimable impression de côtoyer de l’intérieur l’invisible, le caché, le non dit de la doxa médiatique mais aussi des êtres, de chair et de sang, de rires et de larmes, de solidarité et de doute. Jamais la voix de l’auteur ne couvrira celles de ces femmes en lutte. Existences livrées en fragments, à entendre par les mots mêmes de leurs auteures qui viennent s’articuler entre les chapitres et descriptions de l’auteur. Petit à petit, du puzzle des mots naîtront autant de vies, autant d’histoires.

"Le féminin l’emportera dans ce livre"

Elles sont six, six femmes parties en lutte comme on embarquerait sur un rafiot de fortune sans savoir si l’on accostera un jour : Lin Mei, Fengzhen, Yanping, Souqin, Madissou et Adja. Six femmes et un homme, Gang. L’Afrique et l’Asie jusque-là s’ignoraient. Les langues, les cuisines, les mémoires comme les espoirs glissaient, indifférents les uns aux autres. Chacune vaquait à son niveau : les Chinoises au rez-de-chaussée, les Ivoiriennes au premier. Jusqu’à ce jour où elles ont décidé de dire non. Rassemblées. Partager un espace devenu commun, vivre au même rythme, respirer le même air, attendre la même aube, craindre la même nuit. Il leur faudra des soutiens - indispensables et précieux soutiens - pour s’orienter dans le maquis des procédures, déjouer les pièges, les manigances de la préfecture, les provocations ou les intimidations des autres patrons, pour s’initier à une économie politique de la lutte mais aussi pour entretenir la flamme, parfois vacillante, de la fraternité et de la solidarité. Pour cela il y a les "camarades" de la CGT : Elie, Raymond, Pascale, Hervé, Fadima. Il y a aussi Kheira, l’ex sans papier algérienne devenue militante de Femmes solidaires.
"Le féminin l’emportera dans ce livre" prévient l’auteur. Ici encore Sylvain Pattieu croise le chemin d’Assia Djebar. L’immigration n’est plus une affaire d’hommes. Les femmes irriguent désormais de leur énergie, de leur sueur, de leurs espoirs et déceptions, de leur sang aussi, les artères enchevêtrées de l’humanité ; humanité nomade ou non. Beauté Parade participe de cette présence, témoigne de ce que les femmes migrantes, des femmes migrantes, "femmes métamorphes" "obtiennent ou acquièrent la liberté de mouvement, du corps et de l’esprit".

Bousculer le ronron

La dignité c’est aussi déchirer le voile de l’humanitaire, de la compassion, de la main sur le cœur et de la main tendue – la main qui donne est toujours au dessus de la main qui reçoit dit un proverbe touareg. Sylvain Pattieu aide à remiser l’antienne sur ces "pauvres" "sans papiers" - malheureux mais invasifs – pour esquisser les contours d’un tableau plus représentatif : ces femmes (et ces hommes) sont d’abord d’indispensables salariés, corvéables à merci - et parfois rétifs. "Il y a un marché du travail qui n’est pas seulement hexagonal, dit Raymond, c’est le fonctionnement du capitalisme aujourd’hui. On a décidé d’arrêter avec la dimension humanitaire du truc, ça veut pas dire qu’on la garde pas dans un coin de la tête, bien sûr, c’est aussi pour ça qu’on fait ça. Mais c’est pas le plus efficace, c’est pas ce qui met en lumière les contradictions du système".
Et oui ! Paris est devenue une de ces capitales d’un monde globalisé, le cœur de la ville se nourrit d’autres nutriments. "Il n’y a plus d’industrie à Paris. Mais il y a des services, des boulangers qui mitonnent, des ouvriers qui bâtissent et rénovent, des balayeurs qui nettoient, des vendeurs qui conseillent, des manutentionnaires et des livreurs qui placent, des serveurs qui prennent la commande, des caissières qui encaissent, des conducteurs de métro, de bus, de tramways, de RER, des intérimaires qui font la queue, des nounous qui jouent et qui grondent. Il y a des petites mains qui s’affairent sur les têtes et sur les mains. Moins de bruit, moins de syndicats, mais elles sont là". A cette liste, Sylvain Pattieu aurait pu ajouter les vigiles (lire Debout-payé de Gauz, Le Nouvel Attila 2014).

Sylvain Pattieu récidive donc dans cette écriture qui bouscule le ronron. Une écriture à cheval entre enquête journalistique, recueil de témoignages, étude sociologique et… littérature. Car dès les premières phrases le lecteur sait bien qu’il a affaire ici à un auteur, à un style, une ambiance, un univers aussi où les personnages au centre du récit finissent par acquérir une vraie consistance, dessinent des trajectoires, des biographies. Beauté Parade renferme aussi sa part de tension dramatique, d’enjeux, de contradictions, de rapports humains complexes, d’odeurs, mélange de solvant, de produits allergènes et de tambouille. De curiosités aussi. Au cœur de ce salon en lutte, la littérature se donne à lire à l’aune du cheveux (Les Misérables ou les Quatre Filles du docteur March…) ou de l’épopée orale ("difficile à figer. Sauf à la dessécher"). On y parcourt le monde à hauteur d’une économie mondiale du tif ou via les routes de la migration chinoise. La Charte du Mandingue voisine avec cette tradition africaine qui fait du rire un outil pour désamorcer les situations de conflit et de violence, de gêne aussi.
"Avec toutes ces questions, je me demande quand même. Vous êtes pas en train de tomber amoureux de moi ?" demande Elsa à l’auteur. Voilà pour illustrer un texte qui contient aussi sa part d’humour et de dérision.

Mustapha Harzoune
 

Sylvain Pattieu, Beauté Parade, Plein Jour 2015, 214 pages, 18€.