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Comment sortir de l’emprise « djihadiste » ?

"Acta non verba". La formule peut être employée, et sans esbroufe, tant l’action que mène Dounia Bouzar et son équipe du Centre de prévention des dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI) ne se paie pas de mots.

Privilégiant l’action, l’effectivité de l’engagement, les risques encourus sur le tourbillon des mots maculés et le caquetage des bouches vides. "Acta non verba" ! Et aux avants postes encore ! d’un combat difficile, exigeant. Essentiel. Pour les intéressés d’abord : les quelques 400 familles que le CPDSI accompagne depuis quatre ans maintenant, ces familles dont les enfants ont été embrigadés par une propagande habile et mensongère pour grossir les rangs des "djihadistes", ceux d’el Nostra ou de Daech, en Syrie ou ailleurs. Essentiel aussi pour la société, tout entière et dans sa diversité.

Avant de fournir les indicateurs d’alerte qui permettent à chacun de repérer les changements dans le comportement de son enfant, avant de rendre compte de la méthode de "désembrigadement" mise en place par le CPDSI, Dounia Bouzar dresse un bilan de cette action, esquisse les portraits de ces jeunes embrigadés, irréductibles au moindre archétype ou origine socioculturelle. Elle décrit les méthodes d’endoctrinement puis d’embrigadement, les ressorts idéologiques, psychologiques, religieux, la forte capacité d’adaptation – aux cultures, aux milieux sociaux, aux individus - du discours utilisé par les recruteurs qui sévissent sur la toile, le "cyberdjihad".

Comment sortir de l’emprise "djihadiste" ? invite média et décideurs à rompre avec de fausses grilles de lecture : les jeunes embrigadés ne sont pas tous de confession ou de culture musulmane. Ils ne viennent pas forcément des banlieues devenues chez quelques apprentis sorciers le repère d’une cinquième colonne. Ils ne sont pas de pauvres bougres, les classes laborieuses et dangereuses des temps modernes. Les musulmans représentent 19 % de ce cercle des embrigadés dans lequel se retrouvent des jeunes issus de famille athées (40%), catholiques (40%) ou juives (1%). 59% des familles appartiennent aux classes moyennes et 11% aux classes supérieures pour 30% de familles issues des classes sociales populaires - qui se sont manifestées, elles, après les attentats de janvier 2015. Autrement dit les "y’a qu’à", "faut qu’on" à la petite semaine ne tiennent pas une seconde face aux faits et aux dynamiques d’une extrême complexité. Autrement dit, les accusations, la désignation de boucs émissaires pour être des coups d’épée dans l’eau peuvent cruellement blesser des innocents. Les mômes des quartiers ne sont pas des terroristes potentiels. Les musulmans, la minorité de pratiquants comme celles et ceux que l’on renvoie abusivement au vocable, ne méritent pas l’ombre de la suspicion qui descend sur chacun. Et un converti n’est pas automatiquement un apprenti "djihadiste". Banalités qu’il faut malheureusement répéter.
Moins trivial est cet enseignement : au centre de l’action menée par l’auteure et son équipe, il y a l’individu, d’abord l’individu : "L’individualisation du motif de "djihadisation" implique une individualisation du procédé de sortie du "djihad"". Ce qu’il ressort des exemples ici rapportés, des méthodes et des professionnels mobilisés c’est que le processus de "désembrigadement" est une marche précautionneuse sur une ligne de crête. Le moindre faux pas et tout bascule. Les familles sont les premières mobilisées, mais jamais les parents ne pourront seules "désembrigader" leur enfant. Il y faut des compétences professionnelles, pluridisciplinaires, au premier rang des psychologues, il y faut de l’expérience, suffisamment de recul pour éviter les blocages et les retours en arrière quand les processus de "désembrigadement" sont engagés. Il ne sert à rien de jouer les gros bras ou de faire son malin. En appeler à la raison républicaine ou à une exégèse plus ou moins savante du corpus religieux sera contre productif face à des esprits aliénés, convaincu d’appartenir au cercle étroit et purifié des "élus". La méthode, subtile et difficile, vise à permettre à chacun de ces jeunes de trouver "lui-même les défauts de son premier engagement".

Au-delà de l’expérience et des témoignages rapportés, le livre de Dounia Bouzar interroge le regard porté, collectivement, sur ces quelques 1 900 jeunes concernés pour 770 qui auraient réussi à partir et 200 qui seraient rentrées en France. Et encore, il ne s’agirait là que de "la partie émergée de l’iceberg". Il s’agit de mieux connaître et de mieux définir la menace - "se passer le bâton de la connaissance" - pour ne pas se tromper de politiques, de cibles et de priorités. "Chacun d’entre nous doit être convaincu que la « ré-humanisation » est toujours possible. Que la lumière l’emporte toujours sur l’obscurité" écrit Dounia Bouzar. Encore faut-il s’en donner les moyens. "Acta non verba !"

Mustapha Harzoune
 

Dounia Bouzar, Comment sortir de l’emprise "jihadiste" ?, Les éditions de l’Atelier 2015, 156 pages, 15€.