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Fuocoammare, par-delà Lampedusa

Samuele, 12 ans, vit entre son père pêcheur et sa grand-mère, à Lampedusa, petite île italienne de 20 kilomètres carrés, plus proche de la Tunisie que la Sicile, qui depuis 25 ans constitue la première étape des immigrants se lançant sur la mer depuis l’Afrique pour entrer en Europe.

Samuele n’a pas le pied marin, doit porter de drôles de lunettes borgnes pour faire travailler son œil "paresseux", n’a pas son pareil pour tirer à la fronde. Parfois, il éprouve de la difficulté à respirer, mais selon le médecin de l’île, Pietro Bartolo, ce sont de petites angoisses qui lui compriment ainsi la poitrine. Le docteur s’y connaît en angoisse, lui qui depuis des années, auprès des garde-côtes, est appelé tantôt à secourir, tantôt à constater la mort des hommes et, de plus en plus, des femmes et des enfants qui errent sur la mer, à proximité de son île. Leur calvaire let leurs visages le hantent, mais le moins qu’il puisse faire, dit-il, c’est de ne pas regarder ailleurs.

Entre deux mondes

Gianfranco Rosi a séjourné un an à Lampedusa avant de filmer, sous le ciel menaçant de l’hiver, deux mondes parallèles qui ne se rencontrent jamais, à part en la personne du médecin : celui, comme figé dans le temps, de Samuele, rythmé par les chansons désuètes de la radio locale, la pêche en solitaire, les repas avalés en silence dans des cuisines douillettes ; et celui des sauveteurs en mer, cachés sous leurs combinaisons, cherchant à repérer les embarcations en détresse, puis débarquant par centaines des naufragés hagards dans un centre d’hébergement aux allures de parking. Comme pendant la guerre, que décrit sa grand-mère à Samuele, comme le chante un vieux succès des années 1960, il y a "le feu à la mer". Et le cinéaste, sans aucun commentaires, nous oblige non seulement à voir, mais à contempler cet incendie que nous nous efforçons d’oublier. De rares voix lui ont reproché, et peut-être à juste titre, ce "deux poids deux mesures", qui d’un côté regarde vivre des êtres singuliers, de l’autre filme une multitude définie seulement pas l’accumulation de ses souffrances. La force de ses images, qu’on ne peut en tout cas pas accuser de voyeurisme, ou de complaisance, est telle, que la distance critique est malaisée. Le feu et la mer ne se laissent pas oublier.

Irène Berelowitch
 

Fuocoammare, par-delà Lampedusa
Documentaire de Gianfranco Rosi (Italie/France, 2016, 1h49mn)
Ours d’or, Berlinale 2016