Chronique livres

Carolin Emcke, Contre la haine. Plaidoyer pour l’impur

Paris, Seuil, 2017, 224 p., 17 €

[Texte intégral]

Rédactrice en chef de la revue

Cet ouvrage qui a suscité un grand intérêt en Allemagne à sa parution, s’inscrit dans le contexte allemand de montée des extrémismes politiques et du racisme contre les immigrés qui n’est pas forcément compris dans sa complexité en France. D’où la traduction et la publication salutaires de cet essai. Il interroge le paradoxe entre la politique d’ouverture des frontières et d’accueil des migrants menée par la chancelière Angela Merkel en 2015 (et aujourd’hui stoppée) et la montée, dans l’opinion allemande, d’une haine tenace comme objet dérivatif d’un malaise plus profond fondé sur le déclassement social et la peur de l’impur. Pour répondre à cette question, Carolin Emcke, est journaliste mais aussi philosophe, politologue et écrivaine (elle a étudié avec Jürgen Habermas) mobilise utilement les travaux de recherche sur le racisme et les discriminations en Allemagne et en Europe. L’apport des philosophes français (comme Jacques Derrida cité en exergue) et allemands enrichit son analyse sur la haine des autres. La littérature contemporaine aurait pu également être sollicitée comme espace de fabrication d’un imaginaire sur les sociétés cosmopolites.

Cet ouvrage rappelle qu’il faut étudier ces phénomènes de rejet dans leur globalité : examiner les sources et les modalités différentes qui construisent et alimentent la haine et qui en permettent la diffusion ("les pourvoyeurs mas aussi les profiteurs de haine") ; étudier les évolutions des opinions (idéologies, idées reçues et mystifications) et de leurs conséquences pratiques, quotidiennes, dans la vie des populations ("l’enfermement, des petites techniques basses de l’exclusion par les gestes, les habitudes, les pratiques et les convictions…"). Enfin, analyser la réception de ces discours violents et attitudes racistes sur les populations ciblées, les immigrés et leurs familles.

L’auteure constate, comme en France, une libération de la société allemande du "corset des conventions sociales" héritées de la Seconde Guerre mondiale ("on hait désormais ouvertement et sans vergogne"). Elle explique comment le verrou des interdits moraux a pu sauter sur la tolérance, le respect des autres, l’exigence de l’égalité des droits et des chances et souligne la responsabilité des médias et des partis politiques dans cette situation. L’Allemagne serait victime d’une "tolérance ambiguë" portée par les partis de Gauche sur le soutien des minorités et de la diversité culturelle et religieuse.

Elle apporte une analyse très pertinente des mécanismes de (sur) visibilité – invisibilité – qui opèrent sur les représentations de l’immigration en Allemagne et alimentent la haine des étrangers. Ces mécanismes surfent sur les normes et les valeurs dominantes, sur les récits nationaux qui fondent et entretiennent la communauté nationale (le « nous »), sur les cadres d’interprétation qui accordent un rôle, une place et une reconnaissance ou non à certains groupes sociaux dans la société allemande. Elle met en lumière les mécanismes de déshumanisation des réfugiés devenus des individus invisibles, appréhendés uniquement comme des représentants (d’une culture, d’une religion pour ne pas dire d’une race) de populations marginalisées qui participent largement "au rétrécissement de la vision" et à un imaginaire de l’invasion.

Carolin Emcke étudie dans son essai la gradation dans les attitudes de rejet des étrangers. Elle introduit cette notion d’inquiétude comme "sentiment-écran" en reprenant aussi la notion de "dégout projectif" empruntée à Martha Nussbaum. Comprendre la complexité des composantes de cette inquiétude permet de combattre plus efficacement le racisme, en distinguant ce qui relève de l’angoisse du déclassement social, de la privation de droits (ou de liberté pour les femmes par exemple vis-à-vis des musulmans), du mécontentement face aux inégalités sociales, du sentiment de marginalisation politique et de défiance vis-à-vis des représentations politiques. Le jeu du pur, de l’homogène et de l’authenticité est pour elle une composante du rapport à l’égalité sociale et les questions sociales apparaissent comme le levier principal de ces mouvements de haine.

Elle propose une approche sociogéographique différenciée du racisme. Cela signifie que la radiographie des éléments structurels ou conjoncturels qui expliquent l’émergence du racisme varie selon les régions, les villes et les quartiers et selon les groupes sociaux sur le territoire allemand. Les médias allemands contribuent à "nationaliser" et à amplifier ces situations si diverses sur le terrain. Il serait intéressant également de voir comment les réseaux sociaux et Internet constituent un accélérateur des opinions de rejet. Le chapitre sur l’arrivée du bus à Clausnitz est tout à fait exemplaire : en décortiquant cette scène du point de vue de tous les acteurs, y compris la police et ceux qui ne sont pas venus, Carolin Emcke nous permet de prendre conscience de l’épaisseur de "la haine à l’œuvre", des émotions, de la violence des attitudes et de leurs effets dévastateurs sur les réfugiés.

Cet essai permet de revisiter les actions de prévention et de lutte contre le racisme en montrant pourquoi il ne faut pas dévaloriser les populations inquiètes, celles qui sont passives et ne réagissent pas face à ces débordements de violence et de haine par des arguments moraux. Car le refus de s’engager est propre au mécanisme des foules. En revanche, elle dresse un tableau de la réalité des mouvements sociaux de revendication des droits et de soutien des immigrés dans l’Allemagne qui ont du mal à mobiliser aujourd’hui. Les réflexions de Carolin Emcke peuvent les aider à formuler de nouvelles stratégies d’action collective et des discours publics adaptés pour lutter plus efficacement contre cette lame de fond.