Chronique cinéma

Des Temps et des Vents

Film turc de Reha Erdem (2008)

Un petit village niché au flanc de la montagne, au-dessus de la mer Égée, en Turquie orientale. Les cinq appels quotidiens à la prière ponctuent le temps, le cycle des saisons, et accompagne en boucle la vie discrète et routinière des habitants. Dans ce mouvement perpétuel, l’ordre répétitif semble immuable. Le soleil et la pluie, le vent et le calme plat, la chaleur et le froid, les troupeaux et les hommes, le travail et le repos, la santé et la maladie, la vie et la mort – et même la rêverie – apparaissent réglés de toute éternité. Fiché dans le paysage, le minaret est le symbole apparent de cette inflexibilité. Mais il ne faut pas trop se fier aux apparences. L’harmonie entre les gens et les éléments est loin d’être aussi parfaite – et cela malgré les décisions équanimes du conseil des anciens. Au fil des saisons, la violence s’insinue dans cette chronique des douceurs et des habitudes campagnardes. Comme sur la photo de famille où l’accord parfait n’est qu’une mise en scène et le sourire une simagrée. C’est toute l’ambivalence de cet air de Turquie. Il y a d’abord les survivances de brutalités archaïques, celles qu’exercent par exemple les pères sur les fils, quel que soit l’âge du contrevenant ou le motif de la discorde. Il y a le devoir d’obéissance des femmes et des filles, assignées aux besognes domestiques et chassées à coups de cailloux des espaces virils. Il y a la prédestination au malheur du berger, pupille du village, bastonné pour une poignée de pistaches dérobées. Mais trois enfants – Yildiz, une fillette que sa mère écrase de tâches ménagères, et deux garçons liés par une indéfectible amitié : Omer le fils de l’imam et Yakub, victime d’injustices ataviques – vont être les éléments de subversion capables de mettre en péril les équilibres “naturels”. Peut-être parce qu’ils ont fréquenté l’école laïque à l’effigie de Mustapha Kemal, et y ont appris l’arithmétique, la géographie, l’astronomie , des chants et des poèmes patriotiques... Peut- être parce qu’ils ont la faculté fantastique de se soustraire au présent en tombant dans une sorte d’état cataleptique qui les rend invulnérables. Ils ne deviennent pas des anges mais renoncent à leurs desseins criminels : tuer un père bronchiteux en l’exposant dans un courant d’air, un autre d’une chute dans les rochers, ou à l’aide de la piqûre d’un scorpion, d’un médicament substitué... Ils peuvent fumer tranquilles, nus au soleil, échanger leur sang à la pointe d’un couteau, penser à l’institutrice idolâtrée, être heureux dans une béatitude qui efface tout l’environnement. Des temps et des vents est le quatrième long métrage de Reha Erdem, après Ay en 1989, Run for Money, en 1999 et On est bien peu de choses, en 2004. Cette dernière œuvre, qui dépeint un univers majoritairement juvénile en terre musulmane, fait irrésistiblement penser à Kiarostami. Sauf que l’Iranien doit ruser avec la censure de son pays, alors qu’ici les rapports humains sont présentés avec franchise, sans exhibitionnisme mais sans escamoter non plus les tabous du sexe et de la religion. Un film discret qui rend palpable la coexistence d’un passé contraignant avec des poussées inégales de modernité.