Article de dossier/point sur

Exposer des « questions socialement vives » : la mémoire de l’esclavage

Intervention

président de la Fondation pour la mémoire de l'esclavage

Il y a 90 ans, dans les murs de ce Palais de la Porte Dorée et tout autour, sur le site du bois de Vincennes, s’ouvrait l’Exposition coloniale internationale, que l’on présente souvent comme l’apogée de la colonisation française. Et pourtant, derrière cette grandiose façade, déjà le bel édifice se lézardait : la résistance des colonisés, les campagnes de presse contre le travail forcé, la révolte des intellectuels et des artistes, montraient à qui savait observer que cet ordre était déjà condamné.

Le Palais de la Porte Dorée est l’héritier de tout cela. Il est un souvenir de l’empire, mais aussi de sa contestation, de ses crimes, de l’empreinte qu’il a laissée. Il est porteur de cette histoire, et aujourd’hui, devenu Musée national de l’histoire de l’immigration, il est chargé de transmettre l’Histoire, mais aussi de lui donner sens, de montrer comment elle résonne avec les questions contemporaines parmi les plus sensibles.

En France tout particulièrement, les sujets dits de « société » ne sont entrés que très récemment dans les musées. Dans notre pays, c’est plutôt à travers l’écrit ou les formations qu’on a tendance à traiter ces sujets, plutôt qu’à travers le patrimoine, les arts et la culture. Pourtant, il n’est plus possible aujourd’hui pour les musées et, plus largement, pour les institutions patrimoniales comme les archives, les sites de mémoire, d’esquiver ces « questions socialement vives ». Elles surgissent dans le musée de multiples manières, par la parole des personnes directement concernées, qui n’acceptent plus d’être des objets d’exposition, ou des modèles muets, par la ré-interrogation des cartels et des collections, mais aussi, par la violence, quand les monuments ou les œuvres sont profanés, dégradés, voire détruits.

La mémoire de l’esclavage est précisément l’une de ces questions sensibles, car elle charrie non seulement la réalité abjecte du commerce et de l’exploitation des êtres humains, mais elle interroge également les préjugés que ce système a contribué à implanter dans nos sociétés. En Europe, lorsqu’on remonte aux sources du racisme contre les personnes noires, c’est toujours à l’esclavage qu’on remonte.

Face à cet enjeu, la Fondation pour la mémoire de l’esclavage a fait du travail sur la culture et sur le patrimoine un axe majeur, dès 2017 quand elle n’était qu’en préfiguration. Le premier événement qu’elle a tenu, en 2019, a été les rencontres « Patrimoines Déchaînés » au Musée d’Orsay, en marge de la grande exposition Le modèle noir, dont le succès est lui-même un signe de l’intérêt suscité par ces nouvelles approches.

Au cœur du sujet se trouve la définition du musée du XXIe siècle. Ce questionnement a débuté dans les années 1970, mais est longtemps resté marginal, cantonné à une certaine catégorie de musées, les musées dits « de société ». Aujourd’hui, aucun musée n’est épargné, y compris les temples de l’histoire de l’art. Ce mouvement n’est pas le fruit du hasard, mais le reflet inversé des décennies de silence et d’évitement dont ces lieux prestigieux ont été les acteurs involontaires.

Le choix du vocabulaire, la narration retenue, la question de la légitimité et de l’autorité de l’institution qui parle (et des personnes qui au sein de l’institution conçoivent le discours), la capacité de faire entendre plusieurs voix à l’intérieur de l’institution et autour d’elle : tels sont les enjeux de ce musée du XXIe siècle à (ré)inventer.

L’un des points importants est celui-ci : tout comme il est impossible aujourd’hui de penser le racisme, et notamment le racisme contre les personnes noires, sans remonter à l’esclavage et à la colonisation, il est impossible de penser le racisme, et plus encore de l’exposer, sans traiter également de l’antisémitisme. Parmi les multiples facteurs de division au sein de notre société, l’un des plus pervers est la mise en concurrence des mémoires, alors que l’objectif de toute politique mémorielle dans un cadre démocratique est au contraire la convergence des mémoires. La Fondation pour la mémoire de l’esclavage y travaille en associant à nos instances des spécialistes de l’histoire et de la mémoire de la Shoah et de l’antisémitisme.

Après les manifestations autour de la mort de George Floyd, la question du racisme anti-noir a ressurgi dans l’actualité avec une particulière intensité. Certains l’ont alors présentée comme le fruit éphémère d’une bulle médiatique, ou de l’importation de concepts et de situations venus d’Amérique ou d’ailleurs. En réalité, cette question plonge ses racines dans notre propre société, dans notre propre histoire, dans les questions mal résolues que nous sont laissées ses transformations profondes, avec les migrations et les décolonisations.

Nous peinons encore à prendre toute la mesure de ce bouleversement, et plus encore à le faire partager au plus grand nombre. Les représentations dans l’espace public n’ont pas été ajustées à temps. Le discours sur ces transformations ne s’est pas toujours articulé avec clairvoyance, et en dehors du monde de la recherche, il a été confisqué par ceux qui refusent de les reconnaître, en prônant une image figée, une identité uniforme, des racines uniques. Ou alors il est instrumentalisé par ceux qui défendent une vision essentialiste de l’identité, nourrie de concurrence mémorielle et de revendications racialistes.

Notre histoire nous démontre au contraire les mensonges de l’idéologie des races et les impasses de l’universalisme dévoyé du colonialisme ; elle nous raconte les hybridations et les créolisations, les passerelles et les chemins poursuivis ensemble, les souffrances et les crimes, mais aussi les combats menés pour faire triompher les idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité qui doivent nous rassembler.

Dans son nouveau projet scientifique et culturel et dans son parcours permanent, le Musée national de l’histoire de l’immigration prendra désormais en compte les migrations forcées dans l’espace colonial français, à l’origine de la première forme industrielle d’exploitation humaine : la traite et l’esclavage colonial.

C’est ainsi que nous ferons comprendre comment la colonisation n’a pas seulement changé les sociétés colonisées, mais aussi les sociétés colonisatrices, en les forçant à s’interroger sur le sens qu’elles attachent à l’universalisme qu’elles professent, et en les mettant à l’épreuve d’appliquer ces valeurs y compris aux populations qu’elles dominaient.

C’est de cette tension qu’est née le véritable universalisme, celui dont parlait Aimé Césaire :

« Il y a deux manières de se perdre : par ségrégation murée dans le particulier ou par dilution dans l’“universel”. Ma conception de l’universel est celle d’un universel riche de tout le particulier, riche de tous les particuliers, approfondissement et coexistence de tous les particuliers[1]. »

C’est en réalisant ce projet qu’on expulsera le racisme et l’antisémitisme de nos sociétés pour faire de la culture et du patrimoine des instruments de citoyenneté et des vecteurs de fraternité.

 

 

[1] Aimé Césaire, « Lettre à Maurice Thorez, 24 octobre 1956 », Présence africaine, 1956.