Article de dossier/point sur

Introduction

historien et ancien chef du département des ressources pédagogiques au Musée national de l’histoire de l’immigration (MNHI)
anthropologue et coordinateur de la Plateforme internationale sur le racisme et l’antisémitisme (PIRA).

Le dossier scientifique qui suit, dont nous avons assuré la coordination, fait suite au colloque en ligne «Exposer le racisme et l’antisémitisme» (6 et 7 mai 2021). Ce colloque, sur une idée originale de Michel Wieviorka, a été co‑organisé par la plateforme PIRA (FMSH/EHESS) et le MNHI. Avec les différents contributeurs et contributrices de ce numéro, nous avons voulu en faire ressortir les aspects les plus novateurs. La démarche générale elle‑même était globalement inédite : il s’agissait d’interroger ce que signifie précisément, dans une perspective de comparaison muséographique internationale, le fait d’«exposer le racisme et l’antisémitisme». En d’autres termes: qu’exposer et à quelles fins ? Comment exposer les manifestations diverses de racisme et d’antisémitisme – à savoir les actes et les idées inscrites dans des logiques et des systèmes d’exclusion, de discrimination ou de destruction de l’autre ?

Les analyses des experts qui ont contribué à ce volume répondent à ce questionnement, et esquissent des pistes à suivre, tout en signalant des erreurs à éviter. Le détour par l’histoire de quelques grandes institutions ou expositions de lutte contre le racisme est utile, à l’évidence, on le constate avec l’aventure du musée de l’Homme, examinée ici par trois spécialistes et acteurs dudit musée. Celui‑ci, bien qu’antiraciste dès sa naissance, était chargé de présupposés coloniaux qui impliquaient de nombreux stéréotypes raciaux, dont il a mis du temps à se départir.

Ce regard historique est complété par la présentation de démarches muséographiques actuelles, mises en oeuvre à la Kazerne Dossin (Malines, Belgique), au musée juif de Berlin, au Musée du Quai Branly‑Jacques Chirac, au MuCEM, au MNHI, au site‑mémorial du Camp des Milles, au musée d’Orsay pour ne citer que quelques cas. Qu’en ressort‑il ?
Tout d’abord, qu’il vaut mieux éviter le point de vue moral simpliste et contre‑productif qui martèlerait au spectateur que «le racisme, c’est mal», ou qui le prendrait de haut, par un scientisme naïf, en lui assénant que «grâce à la Science, on peut découvrir que le racisme est une mauvaise chose». Les contributeurs montrent que des questions délicates et complexes se posent dès qu’il s’agit d’exposer des faits de racisme ou d’antisémitisme. Et que pour convaincre le spectateur, la démonstration raisonnée doit cohabiter avec la recherche de l’empathie, sans pour autant que l’émotion suscitée débouche sur la fascination pour le mal ou au contraire sur le misérabilisme.

Par ailleurs, comment «comparer» les racismes entre eux ? Peut‑on mener de front l’exposition de l’antisémitisme et du racisme, sans tomber dans la concurrence des mémoires? Comment évoquer la spécificité incontestable de la Shoah sans provoquer des crispations, qui mènent éventuellement à l’argument du «deux poids, deux mesures» et alimentent l’antisémitisme? Comment comprendre que l’idéologie colonialiste et esclavagiste a été presque toujours associée à l’antisémitisme? Les modalités de l’exposition méritaient elles aussi examen. Dénoncer les conséquences terribles du racisme et de l’antisémitisme, implique‑t‑il de tout montrer ? Certaines images, notamment celles de propagande antisémite, si on les expose trop, ne risquent‑elles pas d’alimenter le délire antisémite dans l’esprit de certains spectateurs ? Sur le danger de l’accumulation d’images antisémites, Dariusz Stola affirme d’ailleurs : «Les antisémites, s’ils veulent des musées, n’ont qu’à les créer eux-mêmes.»
Cela dit, si l’on choisit de montrer des images haineuses, comment procéder, quel dispositif élaborer pour désamorcer leur effet persuasif sans minorer leur importance considérable dans la propagation des phénomènes de racisme et d’antisémitisme? En outre, le racisme doit‑il être traité comme une question en soi, ou être intégré à l’exposition plus générale de l’histoire culturelle des minorités (et dans ce cas, quelle place lui attribuer) ? À l’inverse, comment exposer un pogrom si on ne dispose d’aucune image, se demande Annette Wieviorka ? La matière à exposer est également questionnée: par exemple, les documents ou objets historiques peuvent‑ils côtoyer les démarches d’artistes contemporains, comme celle de Faisal Hussain, ou celles évoquées par Bérénice Saliou?

Une autre question centrale porte sur la place accordée aujourd’hui à chaque racisme et, partant, à la visibilité de chaque minorité: ainsi, on remarquera qu’il n’existe quasiment pas d’espace d’exposition consacré au racisme anti‑Asiatique en France. Et que le pays n’abrite aucun musée consacré aux cultures romani et au racisme anti‑Roms.

Enfin, au fil des différents dialogues du colloque proposés dans ce numéro, en ouverture ou lors de tables rondes, les contributeurs se sont montrés attentifs à une question particulièrement actuelle qui affecte la société tout entière, et particulièrement le monde des musées : comment mettre en mémoire le passé dans les musées, notamment en ce qui concerne l’esclavage et la colonisation, à l’heure où la sphère médiatique s’inquiète non sans exagération de la cancel culture, mais où des dérives bien réelles et des débordements violents s’observent parfois aussi ? La solution, sur le papier, paraît limpide: il convient de se rappeler du passé tout en se tournant vers l’avenir (Michel Wieviorka), en intégrant les «sensibilités minoritaires» (Pap Ndiaye) au sein des dispositifs muséographiques. Mais n’est‑ce pas plus facile à dire qu’à faire? En pratique, c’est évidemment un cheminement bien délicat que de rendre compte des réalités historiques, tout en prenant en compte les points de vue des multiples acteurs qui portent la mémoire de ces histoires. C’est sur cette ligne de crête que nous proposons d’emmener le lecteur, en espérant lui apporter un ensemble utile d’outils intellectuels pour aborder ces enjeux.