Harlem
d'Eddy L. Harris, édition Liana Lévi, coll. “Piccolo”, 2007, 281 pages, 10 euros
Le livre s’ouvre sur une scène qui revient à plusieurs reprises hanter le récit : le narrateur, réveillé par des hurlements, observe de sa fenêtre, dans la nuit, un homme battre violemment une femme. “Je reste à ma fenêtre. Ce que je vois me déchire les yeux. Ce que je ressens dévoile qui je suis.” On est à Harlem. La mythique, la légendaire Harlem. Harlem “refuge”, “La Mecque noire”. Comme le montre l’auteur, “Il fallait que naisse Harlem, où les Noirs pourraient être loin, à l’écart” de l’injustice. Mais Harlem est devenu un “ghetto”, une “zone”. C’est aussi l’histoire d’Harlem que décrit ici Eddy L. Harris, depuis celle d’un Harlem idéalisé – et le mythe a la vie dure – à la réalité du début des années quatre-vingt-dix : un ghetto sordide, délabré et dangereux. “La route est longue de Harlem-lieu d’espérance à Harlem-terre de désespoir.” Pourquoi, alors, Eddy L. Harris décide-t-il de s’y installer, deux ans durant – du côté de la 133e-Rue ? Pour témoigner. Pour prendre sa part de la souffrance, son “tour de garde sur le front”. Pour répondre à une autre question : “Qui suis-je ?” Pour, malgré les apparences, rester fidèle à son père : “Mon père à travaillé dur pour me déshériter.” Et : “Il s’est désespérément battu pour m’éviter ce monde-là.” Aussi, apprenant les intentions de son fiston, lui demande-t-il : “Tu ne regrettes jamais la vie que tu as vécue ?” Non ! Eddy L. Harris ne désavoue nullement ce que son père a accompli – “Tout ce qu’il a fait, c’était pour que je vive [...] la vie privilégiée” qu’il lui a prodiguée. Il ne renie rien : “Alors je lui présente mes remerciements et je hurle la réponse à la question de mon père dans l’obscurité de chacune des nuits de Harlem.” Il y a bien une filiation, un héritage sans testament, comme le dit René Char (“Notre héritage n’est précédé d’aucun testament.”). Certes, Eddy L. Harris s’installe à Harlem “comme s’il me fallait être ci ou ça et me contenter de moins, comme s’il me fallait m’emprisonner, tête, corps et âme.” Il est même à deux doigts de revendiquer comme sien ce “lieu que, dans leur ignorance crasse, ils [les Noirs] sont suffisamment stupides pour apprécier”. Eddy L. Harris va s’efforcer de se conformer à l’image du Noir de Harlem, à “singer” ses frères de Harlem, il va “faire semblant d’être quelqu’un d’autre”, tomber dans la “vie insulaire”, se “couper du reste du monde du fait de [la] race ou de [la] classe sociale”. Mais“c’est une chose de venir ici, et c’en est une autre d’y être pour de bon”, lui dit Ann, qui lui ouvre les yeux : “Ce qu’il nous faut, c’est quelqu’un pour nous montrer qu’il y a un autre monde dehors qui est aussi à nous et que nous ne devrions pas nous contenter si facilement et si aveuglément de celui-ci. C’est pour ça que j’ai besoin de toi. C’est pour ça que ma fille a besoin de toi. Sinon nous pouvons très bien nous passer de toi.” Un double piège hante les pages de ce récit témoignage. Celui dans lequel les Blancs sont enfermés, cette perception qui ne voit dans l’autre qu’un Noir, ou, au mieux “un Noir acceptable”. Et l’autre, celui dans lequel les Noirs eux-mêmes s’enferment. “N’oublie pas ta race, grand. N’oublie pas ta race”, s’entend dire Eddy L. Harris. Mais lui ne veut pas être un Noir “acceptable”, et refuse de n’être qu’un Noir : “[...] Les arguments que nous avançons pour nous ghettoïser sont les mêmes que d’autres utilisent pour nous exclure et garder le gâteau pour eux.” En effet : “C’est l’isolement qui crée la prison, bien sûr, et comme pour n’importe quelle prison, il y a réclusion de part et d’autre des barreaux.” Eddy L. Harris veut être “un homme tout court” ! Il retrouve les paroles paternelles : “Essaie de te créer ton petit monde et ne laisse jamais personne te dire qui tu es ou comment tu devrais être ; même pas moi. C’est toi seul qui décides.” “Je ne suis prisonnier ni de Harlem ni de la couleur de ma peau”, écrit Eddy L. Harris, qui refuse la double assignation, celle des Blancs comme celle des Noirs, les récusant l’une comme l’autre, revendiquant le “choix”, la possibilité de “choisir”, même si “un Noir est défini par certaines réalités statistiques et par le domaine le plus restreint des possibilités.” Aucune naïveté ici : Eddy L.Harris sait bien que malgré les efforts consentis pour s’en sortir, “la vie n’est pas devenue meilleure, ni même restée pareille ; non, c’est devenu pire. L’espoir a étouffé et soufflé, ici, dans les rues de Harlem. Toute trace d’espoir s’est effacée.” Pourtant, écrit-il, “J’ai grandi dans la certitude de pouvoir faire tout ce que je souhaitais et être qui je voulais. Je pensais avoir droit à tout, pouvoir être noir et en même temps être davantage que simplement noir. J’ai toujours voulu être davantage. Je n’ai jamais accepté de contrainte.” Ou encore : “La vie est une question de choix, j’en ai pris le parti, la vie et les mauvaises passes où nous nous trouvons. Tout se réduit à ce que nous choisissons et à ce que les autres choisissent pour nous.” De sa fenêtre, Eddy L. Harris observe cet homme qui continue de frapper et de frapper encore cette malheureuse femme. Les coups pleuvent et les cris déchirent la nuit de Harlem. Que va faire Eddy L. Harris ?