Article de dossier/point sur

Introduction

Chercheur en sciences politiques CEDEM - ULg / Iddri - Sciences Po

Les rapports entre environnement et migrations sont désormais devenus un aspect incontournable des réalités migratoires, et il est vraisemblable que cette tendance se renforce avec l’aggravation des impacts du changement climatique.

Dans le domaine académique, le champ de recherche des “migrations environnementales” connaît actuellement un développement sans précédent, marqué par un foisonnement de publications, séminaires et conférences. Ce foisonnement s’accompagne, dans le domaine politique, d’initiatives diverses, visant à améliorer la protection de ceux qui sont déplacés par les dégradations de leur environnement et à assurer une meilleure gouvernance de ces flux migratoires. Le sujet sera d’ailleurs porté à l’agenda du prochain Forum mondial des Nations unies sur les migrations et le développement, qui se tiendra à Mexico en novembre prochain.

Si l’environnement a toujours été un facteur de migration, l’intérêt pour cette question est pourtant récent : après quelques mentions dans les années soixante-dix, il faut attendre 1985 pour que le terme de "réfugiés environnemental" apparaisse pour la première fois dans un rapport du Programme des Nations unies pour l’environnement. Ce n’est qu’à partir de la fin des années quatre-vingt-dix que se développent les premiers travaux académiques sur le sujet, pour connaître une croissance exponentielle depuis le milieu des années deux mille, un moment qui coïncide avec la médiatisation accrue des impacts du changement climatique et plusieurs catastrophes naturelles majeures, telles que l’ouragan Katrina ou le tsunami en Asie du Sud-Est.

Pour autant, ce champ d’études en pleine expansion reste aujourd’hui truffé d’idées reçues et de présupposés infondés, répétés rapport après rapport. En particulier, les mouvements de population qui pourraient être provoqués par les impacts du changement climatique sont au centre de tous les fantasmes, générant des estimations et prédictions plus alarmistes les unes que les autres, souvent sans aucun fondement empirique. À l’origine de ces confusions se trouve un double problème : le long désintérêt des études migratoires pour la question, et l’absence d’un corpus d’études empiriques systématiques.

Pendant très longtemps, les spécialistes des migrations ont négligé le rôle de l’environnement comme facteur migratoire, se concentrant sur les facteurs économiques, sociaux, familiaux et politiques. De ce fait, l’environnement reste largement absent des principaux modèles et théories des migrations. Le développement des études sur les migrations environnementales a d’abord été le fruit de travaux de chercheurs spécialisés en sciences de l’environnement qui ont volontiers adopté une approche alarmiste dans le but d’alerter l’opinion et les politiques sur la nécessité de protéger l’environnement. Les chercheurs spécialisés dans l’étude des migrations ne se sont saisis de la question que beaucoup plus tard, alors que le concept de migrations environnementales était déjà largement ancré dans une perspective déterministe. L’opposition entre spécialistes de l’environnement et des migrations perdure aujourd’hui : les seconds demeurent sceptiques quant à l’émergence d’une catégorie migratoire supposément nouvelle, et cherchent plutôt à replacer le débat sur les migrations environnementales dans une théorie plus générale des dynamiques migratoires. Les premiers, au contraire, insistent sur le “risque migratoire” que représente la crise écologique.

Cette opposition tient largement à l’absence d’un corpus de recherches empiriques systématiques. Peu d’études de terrain ont été réalisées sur la manière dont les comportements migratoires étaient influencés par les dégradations de l’environnement, et celles qui l’ont été n’ont pas été réalisées selon une méthodologie commune, ce qui les rend difficilement comparables. En 1996 déjà, Khalid Koser déplorait le peu d’études empiriques menées sur le sujet, à l’occasion du congrès annuel de l’Association internationale pour l’étude des migrations forcées (IASFM). Aujourd’hui, de nombreuses incertitudes demeurent quant à l’impact humain des changements environnementaux, et en particulier du réchauffement global. En l’absence d’études empiriques qui auraient pu réduire ces incertitudes, les idées reçues et présupposés sur le sujet ont pu proliférer.

L’ambition de ce numéro est de contribuer à dissiper ces confusions en présentant au public un large aperçu d’études empiriques qui examinent les relations complexes qui lient l’environnement aux flux migratoires. La plupart de ces études sont extraites du projet EACH-FOR (Environmental Change and Forced Migration Scenarios, www.each-for.eu), un projet de recherche européen mené entre 2007 et 2009. Le projet a constitué la première – et à ce jour unique – tentative de documentation systématique de l’impact des dégradations de l’environnement sur les comportements migratoires. Vingt-trois études de cas ont ainsi été réalisées sur les cinq continents, selon une méthodologie commune, afin d’étudier la manière dont différents changements environnementaux – soudains ou progressifs, liés ou non au changement climatique – affectaient les dynamiques migratoires dans différentes régions. Bien que le projet n’ait été qu’un projet exploratoire, il a néanmoins permis de faire émerger une série d’enseignements essentiels sur la réalité des migrations associées aux bouleversements environnementaux. Ces enseignements sont présentés dans un article auquel les deux directeurs scientifiques du projet, Han Entzinger et Jill Jäger, ont bien voulu prêter leur concours.

Les études d’EACH-FOR ont pour la plupart été réalisées par de jeunes chercheurs, issus d’universités ou de centres de recherche situés directement dans les régions concernées. Ce dossier offre un large panorama de ces études empiriques, à la fois en termes d’aires géographiques et de dégradations de l’environnement. Les études présentées ici couvrent ainsi les flux migratoires liés aux inondations au Bangladesh (Alice Poncelet) et au Mozambique (Marc Stal), à la désertification en Mongolie intérieure (Qian Zhang), à la dégradation des sols au Maroc (Mohamed Aït Hamza, Brahim El Faskaoui et Alfons Fermin), mais aussi à la déforestation sur l’île d’Hispaniola (Stefan Alscher) ou aux déchets nucléaires au Kirghizistan (Emil Nasritdinov et Mehrigul Ablezova). Nous sommes très heureux qu’elles puissent, pour la première fois, être publiées en français.

En complément de ces études, deux articles empiriques apportent un autre regard sur la relation entre environnement et migrations. Kees Van Der Geest examine ainsi la relation sous l’angle opposé, en s’attachant à l’impact environnemental des flux migratoires au Ghana, tandis que Thomas Binet et Pierre Failler décrivent comment l’appauvrissement des ressources halieutiques au Sénégal provoque un déplacement de l’activité de pêche, aux conséquences économiques et sociales importantes.

Pour conclure le dossier, deux articles mettent en perspective ces travaux empiriques, en décrivant les cadres normatifs et opérationnels dans lesquels ces flux migratoires s’opèrent. Julien Bétaille décrit ainsi l’état du débat doctrinal en France sur la protection des "déplacés environnementaux", tandis qu’un entretien croisé détaille les actions et positions des deux organisations internationales en première ligne sur la question des migrations environnementales, le Haut Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (HCR) et l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM). Dans un entretien rare, le premier du genre, Jean-François Durieux et Philippe Boncour, respectivement en charge de la question des migrations environnementales au sein du HCR et de l’OIM, livrent un éclairage essentiel sur la gouvernance et la protection de ces migrations dans les textes et sur le terrain.